La noblesse et la servitude du métier d'enseignant sont décrites avec force par un vieux dicton arabe : « Le maître est une bougie. Il se consume pour éclairer le chemin de ses élèves. » Ainsi, bien avant que les sciences médicales ne s'y penchent, la sagesse populaire a su détecter les sacrifices endurés par les « soldats de l'ombre ». En 1925 déjà, Freud classait leur métier parmi les trois professions impossibles avec la politique et la psychanalyse. A l'évidence, tous les métiers exposent d'une manière ou d'une autre – leurs pratiquants à des contraintes qui parfois génèrent des maladies. Avec son stress constant, son chômage endémique, ses mutations sociales et technologiques, la vie moderne vient aggraver l'état physique ou psychique des travailleurs. La médecine du travail un peu partout dans le monde a pris à bras-le-corps ce phénomène. Elle a acquis ses lettres de noblesse par des progrès qui allègent peu ou prou la détresse des malades de la « trime ». Comment l'enseignant vit-il sa profession ? Est-il différent des autres fonctionnaires ? Les symptômes Sous toutes les latitudes, l'enseignant aspire aux mêmes conditions de travail et fait les mêmes rêves de réussite pour ses élèves et de bonheur pour sa famille. Une étude a été réalisée en Italie sur une longue période de 13 ans (1992-2005). Nous pouvons la reprendre à un détail près en Algérie. Elle montre que de tous les fonctionnaires, l'enseignant est le plus exposé aux maladies. Il est communément admis que les professionnels de l'éducation sont particulièrement touchés par des cas de laryngopathologie. Exposé à la craie de mauvaise qualité – toxique -, à des salles mal aérées et poussiéreuses, mais surtout contraint d'user de la voix, l'enseignant souffre de maladies liées à la sphère ORL. Et ce n'est pas tout. Il n'y a pas que la fatigue physique qui guette, le psychisme n'est pas en reste. Des problèmes psychologiques commencent à surgir avec autant de fréquences que les maladies organiques. L'étude en question a souligné que, parmi les 774 demandes de congé exprimées par les enseignants suivis, une sur deux (49,8%) était justifiée par une motivation psychiatrique. Et de citer dans l'ordre de fréquence : les troubles de l'humeur (30,1%), l'anxiété (32,4%), les troubles de la personnalité (11,6%) et les troubles psychotiques (10,6%). Les certificats médicaux accordés par les médecins de la commission vont de l'inaptitude temporaire à l'inaptitude permanente laquelle atteint le taux de 9,9%. Un autre constat inquiétant : ce taux est allé en augmentant sans aucun indice de tassement. Une idée reçue vient se briser à la suite de cette étude. Si les Italiens sont durement touchés par les maladies professionnelles, il n'en demeure pas moins qu'ils bénéficient du taux d'encadrement le plus bas d'Europe – 1 enseignant pour 11 élèves au primaire et 1 pour 10 au collège. Le sureffectif des classes ne semble pas être un facteur déterminant. Comparativement, leurs collègues français sont moins exposés aux maladies alors qu'ils encadrent des classes plus chargées. Dans le primaire français, 1 enseignant pour 23 élèves et 1 pour 13 dans le second degré. Solutions L'étude est arrivée à d'autres conclusions intéressantes, elles sont confirmées par l'Institut italien de santé publique : les femmes souffrent deux fois plus que les hommes de dépression et trois fois plus d'anxiété. Pour les autres problèmes de santé, les enseignants hommes sont bien plus « à risques » que leurs collègues femmes. En France, un enquête de la mutuelle des enseignants (MGEN) a montré que les plus exposés sont les hommes qui travaillent dans les classes maternelles et les femmes qui enseignent dans les lycées. Pour expliquer ces pathologies mentales qui ne cessent de progresser dans certaines professions – l'enseignement est le métier le plus exposé – un concept a émergé dès les années 1980. Le « burn out » (en anglais) se définit comme une brûlure interne. Un psychanalyste européen, Herbert J. Freudenberger le décrivait en ces termes : « En tant que praticien, je me suis rendu compte que les gens sont parfois victimes d'incendies, tout comme les immeubles. Sous la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources internes en viennent à se consumer comme sous l'action des flammes, ne laissant qu'un vide immense à l'intérieur, même si l'enveloppe externe semble plus ou moins intacte. » Pour les enseignants, ces flammes, dont parle ce spécialiste, ont pris la forme des conditions d'exercice de leur métier. Conditions matérielles dans les établissements, pouvoir d'achat, relation de travail avec leurs supérieurs, pression et volume horaire générés par les programmes surchargés, angoisse des parents dont les attentes déboussolent l'enseignant, compétitions interétablissements et course vers la performance au mépris de l'éthique : autant de facteurs qui alimentent le brasier. Les solutions existent. Elles peuvent amoindrir dans un premier temps le calvaire des enseignants. On parlera du filtre à l'entrée en carrière. Ne pas se contenter du concours académique de recrutement, mais multiplier les entretiens avec les postulants afin de détecter les personnes à risque. Assurer un suivi psychologique pour les plus fragiles notamment les nouveaux. Démultiplier les centre médico-sociaux et les équiper en conséquence afin que les personnels puissent jouir d'une réelle prise en charge. Sur le plan purement professionnel, il y a lieu d'établir un climat de solidarité et d'entraide au sein des établissements scolaires et favoriser la collaboration interdisciplinaire. En finir avec l'image de la caserne où le directeur ou l'inspecteur sont perçus en tant que supérieurs et pères fouettards. Il appartient aux gestionnaires des systèmes scolaires de prendre conscience du mal-être des enseignants. C'est une urgence. Dans le cas contraire, la « bougie » finira par ne plus éclairer, l'incendie l'aura brûlée totalement transformant la société en désert de cendres.