Avec le décès de l'écrivain Driss Chraïbi, dimanche 1er avril à l'âge de 81 ans en son domicile du sud-est de la France, c'est un des pionniers de la littérature maghrébine moderne qui s'en va. Mais c'est aussi un des derniers représentants d'une génération d'auteurs maghrébins qui ont profondément bouleversé le rapport de nos sociétés à l'écrit, à l'imaginaire, et qui ont dûment participé, au tout début des années cinquante à la formation de consciences nationales fortes. Avec, entre autres, Mohammed Dib, qui publie La grande maison dès 1952, Kateb Yacine et son célèbre Nedjma paru en 1956, Driss Chraïbi fut de cette aventure qui fit entrer le roman maghrébin dans la modernité. Driss Chraïbi est né en 1926 à El Jadida, petite ville au bord de l'océan atlantique à 70 km au sud de Casablanca. Il poursuit des études secondaires à Casablanca, puis de chimie en France où il s'installe à partir de 1945. Il fit toutes sortes de métiers avant de devenir ingénieur. Il a été aussi producteur à l'ORTF à Paris durant près de vingt ans et a séjourné longuement au Canada. Ecrivain prolixe et quelque peu déroutant, Driss Chraïbi a produit une œuvre conséquente et variée, où l'inspiration se mêle constamment à un véritable bonheur d'écriture. Son roman le plus célèbre Le passé simple paraît à Paris en 1954 aux éditions Gallimard : un jeune Marocain s'oppose violemment à son père, refuse les pesanteurs de la société traditionnelle et part étudier en France. C'est un coup de tonnerre dans le ciel empesé de la bonne conscience coloniale et une critique sans concession de la société marocaine, comme figée et alourdie par le poids de traditions archaïques. Fraîchement accueilli à son époque, ce roman est devenu un classique incontournable de la littérature maghrébine. Son second roman, Les boucs (Gallimard, 1955) confirme son univers singulier et évoque la destinée d'un jeune émigré algérien en France. On y retrouve le thème de la révolte contre le père, le déracinement et une critique acerbe de la société occidentale par le biais d'une écriture heurtée et âpre. Par la suite, son écriture se fait moins violente, et Driss Chraïbi aborde le registre historique, en consacrant une trilogie aux conquêtes islamiques de l'Afrique du Nord. En intellectuel soucieux de comprendre le présent et la sclérose qui frappe nos sociétés, il remonte dans les premiers temps de l'Islam.« Ce qu'il faut, c'est nous attaquer à nos vieilles idées, à nos gouvernants, à ces types qui ne fichent rien et qui oppriment nos peuples. (…) Si la civilisation arabo-musulmane s'est éteinte, c'est parce que nous n'avons pas pu apporter autre chose à l'édifice humain. Il m'arrive de me demander pourquoi j'écris, à quoi cela servira t-il ? La même question peut se poser à une plus grande échelle : que pouvons-nous faire au lieu d'être à la traîne du monde occidental ? C'est notre faiblesse qui fait la puissance de l'Occident. » disait-il dans un entretien accordé à l'hebdomadaire marocain Tel Quel en décembre 2004. Cette trilogie s'achève en 1995, par la publication de « L'homme du livre », pudique et très belle évocation du prophète de l'islam avant la révélation coranique. Mais les romans de Chraïbi s'ils adoucissent leur propos, se teintent néanmoins d'une ironie de plus en plus affirmée, celle que l'on retrouve dans la saga policière de son personnage fétiche, L'inspecteur Ali. S'essayant au roman noir, Driss Chraïbi traverse le miroir des apparences de la société marocaine bourgeoise et bien pensante, et s'en donne à cœur joie. Dans ses dernières années, vivant discrètement dans le sud de la France, de plus en plus apaisé, il revient sur son parcours et sa vie. Dans le premier volet de ses mémoires, Vu, lu, entendu (Denoël, 1998), Driss Chraïbi dépeint le Maroc de son enfance, à travers le regard d'un adolescent qui découvre le monde, puis Paris où il poursuit ses études. C'est un très beau livre, sans amertume, et qui semble redire à chaque instant le miracle de la vie. « Je remercie la vie. Elle m'a comblé. En regard d'elle, tout le reste est littérature, pour ne pas dire solitude. » écrit-il, à la toute première ligne. De la révolte adolescente qui le fit entrer avec fracas dans la modernité littéraire, à la sagesse des derniers écrits, Driss Chraïbi cultiva une singularité inquiète, où l'ironie et le souci d'être à la hauteur d'une mémoire dont il se sentait le légataire, se conjuguaient naturellement. Lui qui vécut si longtemps loin de sa terre natale. Dans le même entretien au magazine marocain Tel Quel il avouait, simplement : « Où souhaiterais-je être enterré ? La réponse vient d'elle-même : au Maroc. C'est une question extrêmement émotionnelle qui est là : le rattachement au pays. Pas le pays aux montagnes, au sable chaud, et au beau désert. Ce sont les gens qui me bouleversent. Je suis dépositaire de tous les espoirs et de toutes les désillusions de mes ancêtres. Ils ont tous déposé leurs rêves dans mon sang. »