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« L'image, mon univers »
Nadia Ferroukhi . Photographe
Publié dans El Watan le 21 - 02 - 2008

Ses photos parcourent les grands magazines du monde. Partout où sa sensibilité l'entraîne, elle porte son regard au bout de son objectif.
Des études en relations internationales à New-York, une belle carrière en perspective, et vous bifurquez vers la photographie…
A la fin de mes études, je me suis demandée pourquoi je les avais poursuivies. J'avais grandi dans ce milieu, mon père était diplomate... C'était une sorte d'enchainement sans vocation. Les relations internationales m'intéressaient, mais sans plus. Auparavant, j'avais eu la chance de découvrir l'image par mon grand-père. Quand j'ai décidé de m'y consacrer, j'ai commencé par la mode. Mais ce milieu m'a très vite déplu par son côté superficiel. En 1998, j'ai fait un voyage au Yémen. Ce fut vraiment une révélation, si je puis dire. Ce pays m'a bouleversé, surtout le contact avec les gens, car c'est d'abord cela qui m'intéresse. J'ai compris que j'avais en moi ce sens du reportage qui était lié à ma sensibilité aux injustices du monde et ce, depuis mon plus jeune âge.
C'est donc votre grand-père tchèque qui vous a initiée ?
Il était en fait professeur de maths-physique mais il avait un studio chez lui. Il faisait des paysages, des natures mortes, un peu de mannequins car dans un régime communiste, c'était limité. Petite, il me faisait entrer dans son labo et je l'observais. Je l'aidais un peu. Donc ce n'est pas un hasard mais un peu une suite logique et en 1998, j'ai fait un stage de cinématographie à Prague et là j'ai compris combien l'image était mon univers. Il est mort peu de temps après, mais j'ai pu lui confier que je deviendrai photographe, à sa grande joie. Il m'a dit de faire attention, car ce n'est pas un métier évident. Et à chaque fois que je fais des photos, je le sens à mes côtés.
Enfance nomade, travail nomade, le monde vous paraît-il une sorte de no man's land ou ressentez-vous des attaches particulières ?
J'ai quitté l'Algérie à l'âge de 5 ans. Ma sœur en avait 12 et elle était plus imprégnée que moi de la culture algérienne. On revenait régulièrement en vacances mais je ne me sentais pas intégrée, déjà du fait de la langue. Je me débrouille en arabe mais c'est basique. Je ne me sentais pas vraiment chez moi. Finalement, c'est grâce à la photo que je suis revenue en Algérie. Après le Yémen, je suis venue plusieurs années de suite ici et je peux dire que c'est grâce à l'Algérie que je suis arrivée là ou je suis. C'est par ses images que j'ai pu traiter différents sujets et aussi retrouver mon identité algérienne par mes photos. Je suis fière d'être tchèque, car c'est le pays de ma mère, mais les Tchèques ne m'inspirent pas spécialement. J'aime l'image, j'aime l'Afrique. J'ai choisi le reportage parce que je suis naïve (je le suis moins, mais je le reste) en pensant que par mon métier, je pourrais transmettre des messages et que les choses pourraient changer. J'ai vite compris que ce n'est pas le cas. Mais on se dit que c'est toujours une goutte et, qu'à force, les choses peuvent évoluer.
Vos photos paraissent dans des titres prestigieux. Votre notoriété vous permet-elle d'échapper aux reportages de commande, de faire ce qui vous plaît ?
De toutes les manières, un photographe qui ne vit que de commandes, ça ne court pas les rues. Dans le monde de la photo, j'ai mon petit nom, on me connaît, mais je ne suis pas non plus Raymond Depardon. Je n'en ai pas la prétention, ni l'expérience d'ailleurs. Je jongle entre commandes et travaux personnels.
Dans vos reportages, à quel moment décidez-vous qu'une photo relève de l'information ou de l'art ?
Certains photographes intellectualisent. Ce n'est pas ma façon de faire ou de voir. J'intellectualise dans les sujets que je choisis, car ils sont liés à la condition de l'humain. Mais sinon, je reste spontanée. Après, est-ce que c'est une photo d'art ? Dans le reportage, il faut l'information, mais il faut aussi une esthétique, même si c'est la misère que l'on doit photographier. Bien sûr, on entend ces propos selon lesquels on vit sur le dos des gens, etc. En attendant, je sais qu'en « prenant » des gens, je leur donne aussi. Il y a un échange. Et ceux que j'ai photographiés, et qui en général ont des vies difficiles, me remercient de m'intéresser à eux. Ils ne sont pas dupes. Ils savent que je ne déformerai pas leurs vies. Ils comprennent qu'ils participent à la photo et qu'ils s'expriment à travers elle.
Vous êtes venue pour l'expo au MAMA sur la photographie contemporaine arabe. Vous n'utilisez pas d'autre procédé que la prise de vue. Que pensez-vous des montages, des découpages, des installations ?
Honnêtement, je respecte. Les collages, j'aime assez, mais je trouve la photo plastique un peu froide. Elle mérite d'exister et je respecte ceux qui la pratiquent. Mais ça ne me touche pas. Parfois il y a même une certaine facilité. Mais bon, on peut en discuter pour l'art contemporain en général... Mon avis vaut ce qu'il vaut, mais j'ai l'impression que parfois on se moque un peu du monde. J'exagère peut-être mais on va photographier une lampe et sortir tout un discours là-dessus. Ce n'est pas ma démarche.
Vous restez donc dans la tradition de la photo d'un Cartier Bresson, la notion d'instant…
Oui, mais sans me mettre au niveau de cette lignée. Disons dans la tradition du grand reportage : la prise de vue directe sur le terrain, le contact avec les gens… Il m'arrive parfois pour des portraits d'arranger les éléments autour du sujet, mais ce sont des interventions légères. Après mes études à Prague, je voulais plutôt faire de la réalisation. Je pense d'ailleurs plus tard faire du documentaire. Mon choix de l'objectif grand angle en photo s'explique aussi par ma vision cinématographique.
Vous venez de passer quelques jours à Ghardaïa. Un nouveau projet ?
C'était plus un séjour personnel, mais j'ai travaillé beaucoup dans le Sud algérien. L'année dernière, j'ai commencé un projet sur les sociétés matriarcales et matrilinéaires dans le monde. J'ai commencé par un village de femmes au Kenya qui n'est ni matriarcal ni matrilinéaire. Des femmes qui se sont réunies pour se protéger de la violence des hommes, que ce soit des Kényans ou des soldats britanniques qui les ont violées. Il y a 150 femmes environ et leurs enfants et quand les garçons grandissent, ils quittent le village. Ce travail a été publié dans la revue Géo. Ensuite, je suis allée dans les montagnes du nord de l'Inde, dans le Meghalaya. Là, j'ai travaillé sur une tribu matrilinéaire où l'héritage passe par la mère et revient à la dernière des filles. Ensuite, je dois aller en Chine, au Mexique et plusieurs autres pays, le but étant de publier dans des magazines avant de réaliser une exposition et un livre.
C'est la première fois que vous êtes invitée en Algérie. Quel est votre sentiment ?
Un peu déçue au plan de l'organisation et des reports qui ont eu lieu, je ne vous le cache pas. Sinon, je suis vraiment contente, car l'Algérie, c'est là où j'ai le plus travaillé et je compte continuer. L'Algérie m'a apporté une certaine assurance pour continuer ce métier de passion. Là, c'est une mini-rétrospective de ma vision de l'Algérie. D'ailleurs, quand il voit mes photos, mon père me dit toujours qu'il découvre une autre Algérie. Une de vos expositions s'intitulait « L'Algérie des généreux ». Lors d'une interview à Radio France internationale, vous parliez d'un « entre deux » entre une image catastrophique du pays et une image idéalisée. Pendant toute une période, l'Algérie traînait une image totalement noire. Aujourd'hui, cette ouverture dont on parle ne profite pas au plus grand nombre. J'ai beaucoup trainé dans les rues, la nuit, le jour, avec les SDF, les femmes qui dormaient sur les trottoirs... Avec tout ce que le pays a traversé depuis les temps des temps, j'ai vu des choses qui m'ont fait très mal. Le peuple est meurtri. Même les gens qui vivent plutôt bien, on sent chez eux quelque chose d'éteint, un manque. J'ai voulu exprimer ça dans mes images ainsi que ce sentiment d'évasion des jeunes qui veulent partir et regardent la mer.
Et votre prochain travail en Algérie ?
J'aimerai bien reprendre mon travail sur le code de la famille. On verra. Sinon, j'ai un projet avec le photographe Aldo Suarès autour de la Cité Radieuse à Marseille et de l'Aéro-habitat à Alger. Les deux ensembles se ressemblent beaucoup, car le premier a été conçu par Le Corbusier et le deuxième, par ses disciples. Ce n'est pas facile de travailler en Algérie. Parfois, je me dis que je ne reviendrais plus. Mais je reviens toujours. C'est mon pays, je l'aime et j'y crois. La roue tourne. Chacun son tour, ça viendra ici aussi.
Repères :
Née en 1970, Nadia Ferroukhi a parcouru le monde dès son enfance, suivant les affectations de son père, diplomate. Cette expérience et la maîtrise des langues (anglais, français, tchèque et allemand) et de l'arabe qu'elle perfectionne actuellement l'ont beaucoup aidée dans sa carrière de photographe. Mais c'est surtout par sa sensibilité élevée à la condition humaine qu'elle affirme trouver les clés de son travail. En 1992, elle est diplômée en relations internationale à la Georges Mason University (New-York), mais la carrière qui s'offre à elle ne répond pas à ses aspirations et en 1998 elle se rend à Prague pour étudier le court-métrage. De là, elle opte pour la photo et commence à réaliser de nombreux reportages : Algérie, Yémen, Iran, Pakistan, Jordanie, Niger, Kenya, Mali, Burkina Faso, Vietnam, Guatemala… Ses travaux ont été publiés régulièrement par la presse : Biba, Glamour, Géo, Courrier International, Le Monde, Libération, La Chronique d'Amnesty International, Le Figaro, Faim & développement… ainsi que dans plusieurs ouvrages.


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