Avec la mort de l'écrivain égyptien Albert Cossery dimanche dernier à Paris, c'est un grand de la littérature mondiale qui s'en va. Pourtant, l'homme ne payait pas de mine et avait délibérément fui les honneurs auxquels sa prose le destinait. Né le 3 novembre 1913 dans une famille bourgeoise, la fréquentation de la langue française a grandement influencé sa vie jusqu'à devenir un auteur francophone de premier plan, avec seulement huit ouvrages parus entre 1935 et 1999. Albert Cossery, le plus Parisien des Egyptiens, était humble plus que de raison, simple comme il y en a peu, et il ne laissait aucune emprise à la société, même parée dont on ne sait quelles vertus. Il était surtout célèbre pour son roman Mendiants et orgueilleux, qui avait fait l'objet dans les années 1980 d'une adaptation cinématographique. Un autre Egyptien, le « pâtre grec », Georges Moustaki, en avait composé la chanson du générique. Son refrain résumait non seulement l'histoire du livre mais aussi son auteur : « A regarder le monde s'agiter et paraître / En habit d'imposture et de supercherie/ On peut être mendiant et orgueilleux de l'être / Porter ses guenilles sans en être appauvri ». Sauf qu'en l'occurrence, ici les guenilles sont une image et elles deviennent parures... Ce roman qui lui vaudra la postérité est publié en 1955 en France, en une période triomphante de l'Egypte « moderne » nassérienne, dont le livre ne dit rien. L'écrivain est au-dessus des contingences politiques factices et éphémères. Il se concentre sur la vérité des hommes laissés pour compte. C'est un polar finement ciselé dont l'écriture demeure aujourd'hui d'une étrange actualité, en étant paradoxalement bourré d'humour et d'une tristesse infinie, pour ne pas dire d'une indolente langueur. Gohar, intellectuel margina,l vit d'aumônes, couché sur des piles de journaux, en guise de matelas dans une chambre sordide.Dans les vapeurs d'opium, il se tient à l'écart de tout, observant avec délice les gens qui l'entourent. Dans les dédales du vieux Le Caire, on voit cet homme assassiner une prostituée (sa jeune amie qu'il voyait régulièrement), aveuglé par la beauté du collier qu'elle porte autour du cou. Ce n'est qu'après son ignoble forfait qu'il découvre que ce n'était que du toc. L'inspecteur qui enquête sera subjugué par la personnalité de son suspect, tellement fasciné par cet homme sur lequel rien n'accroche qu'il se refuse à l'inculper. Hormis le meurtre, c'est un peu l'auteur qui transparaît là. On ne touche pas aux « intouchables ». Depuis Les hommes oubliés de Dieu, publié en 1941, jusqu'à Une ambition dans le désert (1984) et son dernier Les Couleurs de l'infamie (1999), en passant par Les Fainéants dans la vallée fertile (1948), Albert Cossery est resté fidèle à son œuvre. Un cas à part dans le monde illusoire de la réputation trompeuse. Il est mort à Paris dans la chambre d'hôtel où il vivait depuis sa venue en France, en 1945. Il a rejoint le paradis des lettres.