Incroyable, fantastique ! — Mais mon cher professeur, tout cela n'est qu'une supercherie ! Il y a un truc, sinon c'est tout l'ordre du monde qui serait bouleversé. Je suis certain que si je vois ça de près, je vais trouver la manigance... La discussion entre les deux hommes se poursuit tandis qu'ils s'éloignent dans cette rue allemande du début du siècle. Nous sommes en 1900 et les deux doctes germains sont en proie aux brûlantes interrogations que toute l'Allemagne scientifique se pose depuis peu. De quoi est-il question exactement ? - De chevaux ! Ces chevaux-là sont au nombre de trois et portent des noms simples : Mohamed (logique car il s'agit d'un anglo-arabe), Hans (ce qui est typiquement allemand) et enfin Zarif (typiquement oriental). Ces chevaux ont appartenu à un certain Van Osten. Celui-ci a vu très rapidement grandir la réputation de ses animaux car ces chevaux sont des chevaux «calculateurs». La discussion reprend de plus belle : — Mais c'est un exercice très courant. Le dresseur leur pose à haute et intelligible voix quelques questions dont il connaît bien sûr les réponses, et par un système discret qui a fait l'objet d'un apprentissage plus ou moins long il indique aux chevaux ce qu'il attend d'eux. Le cheval qui perçoit ces signaux -bruits ou contacts- les comprend, les mémorise et réagit autant de fois qu'il est nécessaire en frappant la terre de son sabot. Pour le public des cirques, enfants et adultes naïfs, le cheval donne l'impression de réfléchir et de calculer. En fait, il ne fait que répondre aux stimuli de son dresseur : une fois, deux fois, trois fois, autant de fois que nécessaire... — C'est déjà extraordinaire ! — Joli numéro, mais rien à voir avec de la réflexion ou du calcul mental. Il suffit d'observer, mais il faut l'avouer c'est parfois, et souvent même, si bien fait que l'on ne parvient pas à trouver le... truc. — Ecoutez, je vous parie un baril de bière que vous ne trouverez pas le truc qui fait que ces chevaux calculent... — Calculer ! Calculer ! Mais qu'est-ce qu'ils font comme calculs ? Des additions de deux chiffres ? Des multiplications ? Des divisions ? — Vous n'y êtes pas, Herr Doktor ! Ils calculent des racines carrées ! Et non seulement des racines carrées mais aussi des racines cubiques ! — Des racines cubiques ! Ma foi, je n'ai jamais été capable d'en calculer moi-même au lycée ! Je ne vous crois absolument pas. Et c'est ainsi que tout ce qui compte de gens un peu éduqués et de curieux se presse pour admirer Mohamed, Hans et Zarif. Hans semble étonner plus que ses deux confrères puisqu'on lui décerne bientôt le surnom de «Kluge Hans», c'est-à-dire «Hans l'astucieux». Ceux qui assistent au spectacle des «chevaux calculateurs» d'Elberfeld, puisque tel est le nom de l'agglomération où ils se produisent, restent ébahis et bien incapables de comprendre comment un cheval auquel on présente une ardoise sur laquelle un mathématicien pris dans l'assistance a inscrit un chiffre est capable, après un très court temps de réflexion, de répondre correctement. — Racine carrée de 2 025 ? Hans l'astucieux hésite une seconde puis, de son pied gauche, il tape quatre fois sur le sol. Avec le pied droit il frappe cinq fois. Sans même attendre l'explication du maître à l'intention des ignorants les spectateurs applaudissent : Hans l'astucieux a répondu 45. Réponse exacte car 45 fois 45 font 2 025. 45 est la racine carrée de 2 025 ! Comment fait ce diable de cheval ? Mystère ! Bientôt, une nouvelle intéresse tous ceux qui se passionnent pour les chevaux calculateurs : Van Osten vient de se décider à vendre ses trois animaux merveilleux. On ignore le prix payé mais tant qu'ils sont en vie les trois équidés sont certains de faire rentrer beaucoup d'argent dans la poche de leur nouveau maître, à condition qu'il ait acheté lui aussi le «mode d'emploi» secret de ces animaux surprenants. (à suivre...)