IlLe 18 septembre 1993, dans la rue Goethe, à Francfort, le docteur Goebler, neurochirurgien, grand spécialiste et professeur à la faculté, s'apprête à monter dans sa luxueuse voiture. Il est huit heures du soir. C'est alors que quelqu'un le prend par le bras. Il se retourne et découvre une femme élégante d'une cinquantaine d'années. Elle s'adresse à lui à voix basse, d'un ton anxieux : «Docteur, il faut absolument que je vous parle. Il s'agit d'un cas grave.» Le docteur Goebler dévisage la femme qui fait des gestes nerveux. Il lui répond sèchement : «Eh bien, allez à ma consultation à l'hôpital. — Il ne s'agit pas de moi, docteur, je ne suis pas malade.» Ouvrant la porte de son cabriolet, le docteur rétorque d'une voix tout aussi sèche : «Je crois bien que si.» La dame élégante s'agite de plus en plus. Elle sort des coupures de journaux de son sac à main. «Je m'appelle Ingrid V., docteur. C'est de mon fils qu'il s'agit. Je n'ai pas voulu aller à votre consultation. Il ne faut pas qu'il sache.» Malgré lui, le docteur Goebler prend les coupures que Mme V. lui met dans les mains. Il lit : «Attaque d'un pompiste à main armée», «Un chauffeur de taxi attaqué en pleine ville», «Incendie criminel dans la banlieue ouest»... Le docteur n'a même pas le temps de réagir, la femme lui parle avec un débit précipité : «Tout ça s'est produit dans notre quartier. Tout ça c'est lui. Il n'est pas responsable. Il ne sait pas ce qu'il fait... J'ai eu un accouchement difficile après terme, avec forceps. Mathias a toujours été un enfant fragile. À huit ans il avait des vertiges. À onze ans, des crampes épouvantables. Les médecins que j'ai consultés m'ont dit que c'était la croissance. C'est à partir de quinze ans qu'il a eu des maux de tête et des absences. Je l'ai fait opérer du crâne, mais on n'a rien trouvé. Et depuis c'est de pis en pis. Il a vingt et un ans maintenant. Il est très brillant dans ses études... Il fait de la philosophie.» Le docteur Goebler essaye de mettre fin à ce torrent de paroles. «Ecoutez, madame, le cas de votre fils m'intéresse effectivement. Il n'a qu'à venir à ma consultation.» Mais Ingrid V. l'interrompt : «Vous ne comprenez donc pas ? Mathias est un danger pour lui-même et pour les autres. J'ai réussi à cacher son état à son père... Mon mari est banquier, un homme important. Il n'aurait jamais admis... J'ai installé Mathias dans une petite maison pas loin de chez nous. J'y passe tous les matins. Quand il a eu sa crise la nuit avant, je le retrouve tout habillé sur son lit, les vêtements déchirés, quelque fois blessé. Par terre il y a de l'argent, des portefeuilles et quand je lui demande ce qui s'est passé, il ne se souvient de rien.» Mme V. regarde le professeur d'un air implorant. «Et puis après, je lis les faits divers dans le journal. Il faut que vous fassiez quelque chose, docteur ! Tout de suite. Ses crises sont de plus en plus fréquentes. Et si un jour je le retrouvais le matin avec du sang sur les mains et si j'apprenais le même jour que quelqu'un a été assassiné dans le quartier ?» Le docteur Goebler regarde la femme, qui s'est enfin tue. Des malades, des mythomanes, des excités en tout genre, il en a vu en près de trente ans de carrière. Pourtant, il a une certitude : cette femme n'est pas malade. Elle dit la vérité, une vérité particulièrement grave. A suivre Pierre Bellemare