Le départ a été fantastique, comme il l'avait rêvé. Richard a regardé s'éloigner la côte de Cornouailles. Il a senti le claquement profond de la voile abordant le large. La course en solitaire, la grande course autour du monde venait de commencer. Le trimaran a pris la mer le 1er novembre 1968. Il n'a plus qu'à prouver ses mérites. Richard y a mis tout son temps, son argent, ses idées, son obstination, et les commanditaires ont fait le reste. Richard ne peut pas s'empêcher d'être orgueilleux de son bateau, orgueilleux de ce qui lui arrive. On va faire partie, enfin, de ce club fermé, des quelques fous qui méprisent assez le monde pour vouloir en faire le tour sans marcher dessus. Richard sera dans quelques mois le navigateur solitaire le plus célèbre d'Angleterre. Il l'a décidé quand il était petit. Il le veut toujours. Il a autant besoin de l'épreuve en elle-même, du combat avec la mer, que de la gloire qui l'entoure. C'est un drôle de garçon, Richard. Têtu, âpre, brun, les yeux aussi sombres qu'un ciel d'orage. Il a vingt-cinq ans. Et le voilà seul sur l'Electron, son trimaran. Désormais, il tiendra son journal de bord tous les jours, et régulièrement la terre recevra des messages, comme des avis de grand frais, dans la routine du quotidien. Sur le journal de bord, d'une écriture appliquée, Richard note les mille et un détails de sa vie. 30 novembre : vent arrière, qui mollit progressivement. Deux oiseaux m'ont nargué toute la matinée. 15 décembre : je suis au sud du Portugal, le vent est bien accroché. J'aime cette fin de nuit. Je navigue sur une étoile. 25 janvier : I'océan Indien est presque violet. J'ai vu un poisson qui avait l'air tout bleu. Mon réveil est réglé pour 2 heures. J'ai peur de m'écarter de ma route. 30 janvier : mon talon blessé me fait toujours mal. J'aurais dû ôter cette écharde dès le premier jour. 14h. Le ciel se couvre. Cumulus et cumulonimbus. Avec entre les lignes, débordant, l'immense plaisir d'être seul maître à bord. Richard note aussi bien les grands détails de sa route que les broutilles du bord. Les messages qu'il fait parvenir sont également pleins d'enthousiasme. Le dernier message le situe dans l'océan Indien, mais c'est le dernier. Et les jours et les semaines passent. Aucune nouvelle du navigateur solitaire anglais. Aucune nouvelle pendant onze semaines. C'est étrange, car personne, durant ces onze semaines, n'aperçoit le trimaran Electron. Aucun message de détresse, aucune épave repérée. Mais un navigateur solitaire qui ne donne pas de nouvelles pendant onze semaines, cela n'a rien d'extraordinaire. Dans l'entourage de Richard on ne s'inquiète pas trop, et on a raison, car le 29 mars 1969, Richard fait parvenir à la BBC un message annonçant qu'il a franchi le cap Horn. C'est donc que tout va bien. Tout va bien sur le carnet de bord de Richard, en tout cas. Le carnet n°1 sur lequel il continue de noter les détails de sa course solitaire. Richard a vu les îles Cocos, il a vu Tahiti et les Marquises, il parle dans son journal des oiseaux paille-en-queue qui volent autour de son bateau. Il dit : l'Electron court au grand large, en eau libre... je dors, je dors... Il dit : l'alizé me pousse à 6 n?uds. Le soleil tape, j'ai vu des poissons volants. Il dit : je viens de voir une île comme un coquillage blanc sur l'eau verte, je mets cap au sud. Mais sur l'Electron, il y a aussi le carnet de bord n° 2. Il commence le 30 janvier. Midi : j'ai toujours su que ce bateau ne tiendrait pas le coup. Il est brutal et tape-à-l'?il. Depuis deux mois, je n'ai pas cessé de découvrir ces défauts. Ce rafiot n'est pas digne de faire le tour du monde. Il n'est même pas digne de faire du cabotage. Plus loin, sur le carnet de bord n° 2 : 10 mars : je descends jusqu'aux îles Fakand. 12 mars : je n'irai pas aux Fakand, je change de cap. J'ai décidé de faire escale en Argentine, ce fichu bateau a besoin de pansements. 29 mars : je suis en cale sèche à Panama. (à suivre...)