Récit Sa pension, c'est pour faire vivre la famille, I'argent gagné çà et là, c'est pour le pèlerinage. Et le pèlerinage, il en a rêvé toute sa vie. Au village de N, dans la vallée de la Soummam, on garde encore le souvenir de M'hammed, un homme très pieux et très généreux. Il n'a jamais été riche et il a travaillé durement toute sa vie pour nourrir sa famille et instruire ses enfants. Aujourd'hui ses enfants sont tous grands. A l'exception du cadet qui a une vingtaine d'années, tous sont mariés et ont fondé un foyer. Il les a aidés du mieux qu'il a pu, d'abord en leur procurant du travail, puis en les installant. Il ne lui reste plus que Tahar, le plus jeune, et dès qu'il aura un travail régulier, il pense, lui aussi, le marier. Depuis plusieurs années, il a mis, à chaque fois qu'il a pu, de l'argent de côté. Un peu de son salaire, un peu des affaires qu'il faisait de temps à autre. La plus grosse somme, il l'a eue le jour où il a reçu, de ses oncles maternels, sa part de l'héritage de sa mère... Sa femme, Ouardia, aurait bien aimé changer les meubles, acheter un grand téléviseur. ? Pourquoi ? a-t-il dit, les meubles que nous avons sont encore en bon état ! Et le téléviseur fonctionne très bien. ? Et cet argent que tu mets de côté ? C'est pour ton «pèlerinage», bien sûr ? Elle parlait toujours avec ironie du pèlerinage, sous-entendant que c'était une utopie, qu'il ne parviendrait pas à amasser la somme nécessaire, mais M'hammed, imperturbable, répondait : ? Je ferai le pèlerinage, si Dieu veut ! C'était une idée fixe et, à la maison, on parlait du pèlerinage comme d'une chose à la fois lointaine et proche : ? Quand père fera son pèlerinage... ou alors : Rêve, rêve, c'est comme le pèlerinage de ton père ! Il faudra des siècles pour réunir l'argent nécessaire à son accomplissement. Si Ouardia se moque de son mari, au village, on le respecte et tout le monde souhaite qu'il réalise son v?u : ? Il le mérite bien, le brave homme, il a tellement peiné dans sa vie ! En revanche, on critique beaucoup ses enfants : ? Ils sont trois à travailler et ils ne peuvent pas envoyer leur père en pèlerinage ? Les trois enfants dont il est question travaillent, en effet, mais les deux garçons mariés s?occupent de leur foyer et on ne peut pas dire qu'ils soient riches. Quant au cadet, il commence à peine à gagner correctement sa vie et, lui aussi, pense faire sa vie. Alors, envoyer leur père à La Mecque? Ce n'est pas demain qu'ils pourront réunir la somme nécessaire ! Si M'hammed veut accomplir le pèlerinage, il ne doit compter que sur lui. Aussi, bien qu'à la retraite, il continue, quand la possibilité s'offre à lui, d'exercer de petits métiers... Sa pension, c'est pour faire vivre la famille, l'argent gagné çà et là, c'est pour le pèlerinage. Plus que jamais, il veut le faire, ce pèlerinage ; plus que jamais, il rêve de se rendre sur les Lieux saints de l'Islam, de visiter le tombeau du prophète. De temps à autre, il jette un coup d'?il dans le coffre où il cache son argent : la somme augmente, lentement, mais sûrement ! (à suivre...)