S?il est un chien de race parfaitement raté, Dicky est, en revanche, un corniaud totalement réussi : berger malinois par la taille, lévrier par la tête, labrador par le poil et chien de traîneau par le panache de la queue. Comme tout corniaud qui se respecte, Dicky a un caractère en or pour ses relations avec les hommes, une certaine agressivité avec ses congénères et une haine farouche envers les chats. Il est né quelque part en Ecosse, personne ne saurait dire où, et s'est retrouvé dans un panier, en compagnie de trois autres de ses frères sur le marché aux puces d'Edimbourg. Car il est de tradition, sur ce marché aux puces, d'y vendre des chiens. C'est là que Jack FaIs, un mineur de Leith, l'a acheté pour quelques shillings, il y a de cela dix ans. Et depuis, tous les jours sauf le dimanche, Dicky accompagne son maître jusqu'au carreau de la mine. Il reste là pendant huit heures, chaque jour, qu'il pleuve ou qu'il neige, été comme hiver, assis ou couché sous le hangar à bicyclettes. Il ne guette qu'une chose, le retour de son maître. Tous les mineurs le connaissent par son nom, et quand une équipe de relève arrive, il suffit de regarder si le chien est là pour savoir si FaIs est au fond ou non. Il faut voir Dicky dresser les oreilles, lorsque, au bout des huit heures, la grande roue qui remonte les bennes se met à tourner. Mais aujourd'hui, Dicky est dérouté. La grande roue n'a pas cessé de fonctionner tout l'après-midi. Des hommes sont sortis et rentrés sans arrêt par la grande porte vitrée. La sirène a retenti à plusieurs reprises et quand les huit heures ont sonné dans la mémoire du chien, il s'est approché, il a tendu le cou, mais son maître n'est pas sorti. Quelques mineurs l'ont caressé au passage en lui disant des mots qu'il n'a pas compris, d'autres l'ont chassé car il gênait le passage, et puis tout à coup l'odeur de son maître lui est arrivée dans le nez. Impossible de se tromper pour un chien. Son maître est là, sous cette bâche tendue, sur un brancard porté par quatre hommes qui pressent le pas. Dicky s'approche aussitôt, remuant la queue, l'un des hommes le repousse de la main, alors le voyant faire l'un des porteurs dit simplement : «Laisse-le, c'est son chien.» Tandis qu'on dépose le corps de Jack Fals sur une benne où sont déjà alignés les corps des victimes du coup de grisou, Dicky vient pleurer au pied du wagonnet. Il ne comprend pas pourquoi son maître est là, couché sous une bâche, il ne comprend pas pourquoi il ne lui a pas caressé la tête comme il le fait chaque soir. Il ne comprend pas pourquoi Anthon Miller, le conducteur du petit train qui transporte d'habitude le charbon au port d'embarquement, lui parle avec autant de gentillesse. Il résiste même quand l'homme essaie de l'entraîner plus loin. Il n'est pas question d'aller ailleurs, puisque son maître est là, à quelques pas de lui, et que son maître est le centre unique de toutes ses préoccupations. Il faut être homme pour ne pas comprendre ça. Lui, le chien, dont chaque respiration, chaque regard ou chaque mouvement se fait en fonction de son maître, qu'irait-il faire là où celui-ci n'est pas ? Aussi, comme le conducteur du petit train insiste et qu'il le tire par son collier, Dicky grogne et montre les dents. Il est des arguments auxquels on ne saurait résister. Les crocs menaçants d?un chien sont de ceux-là. Aussi Anthon Miller s'éloigne, laissant Dicky faire sa veillée funèbre sous la pluie qui commence à tomber. (à suivre...)