Le village de Santa Rosanna, situé non loin de Messine, est semblable à tous ceux de Sicile : il est à la fois beau et rude. Mais si le village est rude, les villageois le sont sans doute plus encore. En cette année 1954, les m?urs n'ont rien perdu de leur âpreté. Les traditions les plus anciennes sont restées vivaces. Il existe encore, entre les habitants, des clans, des rancunes, des haines et, parfois, des vendettas. Pourtant les rivalités les plus terribles, les plus sauvages sont celles qui existent à l'intérieur des familles elles-mêmes. Et à ce titre, la querelle qui oppose Luigi et Mario Sebastiani, les frères ennemis, est devenue légendaire. Elle remonte à la mort de leurs parents. Luigi et Mario, qui avaient à l'époque vingt et dix-huit ans, ont dû se partager le domaine familial, si l'on peut appeler ainsi les quelques hectares de mauvais pâturages et le maigre troupeau de chèvres et de vaches. Mais si l'héritage n'était pas considérable, cela n'a pas empêché la discussion d'être violente et même terrible. Entre les deux frères, dès cet instant, la rupture a été définitive. Luigi, l'aîné, a gardé la ferme et Mario s'est installé avec sa femme dans une maison de berger sur la propriété. Ils ont vécu ainsi à quelques dizaines de mètres l'un de l'autre, sans jamais s'adresser la parole et en faisant tout pour ne pas se rencontrer. Mais ce n'était pas toujours possible. Si les propriétés étaient bien délimitées et protégées de chaque côté par de hautes clôtures, certains chemins étaient communs et il était inévitable qu'ils se rencontrent de temps en temps. Dans ces moments-là, ils détournaient le regard par crainte de se défier mutuellement et de ce qui pourrait s'ensuivre. Mais dans le fond, ils sentaient bien qu'un rien était capable de provoquer l'incident. Il suffisait que l'un d'eux ait un peu bu et qu'il se sente agressif. Et alors... A Santa Rosanna, les vieux du village commentaient avec fatalisme la situation : «Ils ont le sang chaud, Luigi et Mario. Ce sont de vrais Siciliens. Un malheur va arriver un jour. C'est inévitable.» C'est le 7 octobre que le drame éclate, d'une manière, toutefois, que personne n'aurait pu prévoir. Il y a encore beaucoup de brume. Le jour vient tout juste de se lever. Comme d'habitude, Luigi Sebastiani emmène paître ses chèvres. C'est un solide gaillard de trente-cinq ans, mais pourtant, il ressent une vague inquiétude. Il est en train d'emprunter le chemin commun avec la propriété de son frère. Il y a cinq cents mètres à faire avant d'arriver au pâturage. Luigi observe les buissons de chaque côté du chemin caillouteux. Dans les brumes encore mal dissipées de l'aube, il y voit mal. Comme tous les matins, Luigi Sebastiani essaie de se raisonner, il n'a rien à craindre. Son frère ne va tout de même pas l'attaquer au détour du chemin comme un vulgaire bandit. Mais rien n'y fait, il est inquiet. Mario est sournois, il est mauvais. Il le déteste et sa femme le monte contre lui. Luigi est presque arrivé à la fin du sentier commun. Il va bientôt pouvoir respirer. Mais soudain, il s'arrête. Il y a quelque chose de bizarre sur le sol. Il se penche et se relève perplexe. C'est un béret. C'est celui de Mario. Il le reconnaît sans hésitation. Mais pourquoi est-il déchiré ainsi et quelles sont ces taches ? Il regarde de plus près. On dirait du sang. Luigi Sebastiani reste un moment interdit. il s'attendait à un mauvais coup de son frère et maintenant, il semble que ce, soit à lui qu'il soit arrivé malheur. Il faut absolument faire quelque chose. Surmontant sa répugnance, il fait ce qu'il n'a pas fait depuis des années : il franchit d'un bond la haie de gauche, il entre dans le domaine de Mario. (à suivre...)