L'un des marchands de tableaux qui ont le plus marqué l'histoire de l'art, est certainement l'Anglais Joseph Duveen. Il vient d'émigrer au Nouveau Monde quand il se dit que les fortunes accumulées pendant l'expansion économique des Etats-Unis représentent un formidable potentiel pour l'achat de tableaux qui se trouvent encore en Europe, souvent entre les mains de propriétaires de plus en plus désargentés. Désormais, l'ambition de Joseph Duveen est de devenir le maître d'œuvre d'un double courant : les tableaux vers l'Amérique, et les dollars vers son propre compte en banque... Pour cela, il lui faut persuader les milliardaires de devenir des amateurs d'art. Il va s'attaquer, si l'on peut dire, à des gens aussi difficiles d'accès que Pierpont Morgan, John D. Rockefeller, Henry Clay Frick et d'autres. Le principe de base est simple. Duveen se dit que tous ces milliardaires ont, plus ou moins, le complexe du nouveau riche. Pour le faire passer pas de meilleure médecine que de les aider à remplir leurs palais d'œuvres d'art appartenant ou ayant appartenu à d'authentiques familles princières ou même régnantes du Vieux Continent. Bien sûr, les nouveaux propriétaires se devront d'acheter les œuvres anciennes à des prix dignes de leur fortune. Ce sont des cours fabuleux, qu'on nommera les «prix Duveen». Mais Duveen tient ses promesses. A la mort d'Henry Clay Frick, l'Encyclopaedia Britannica, qui consacre vingt-trois lignes au défunt, en passe treize à exalter sa passion de collectionneur. L'une des plus belles réalisations de John Duveen est la création de la National Gallery of Art, un des plus fabuleux musées des Etats-Unis. Au début, John Duveen s'intéresse simplement aux possibilités financières d'Andrew Mellon, banquier richissime et secrétaire américain au Trésor. Il sait aussi que Mellon a déclaré ne vouloir à aucun prix traiter la moindre affaire avec lui, Duveen, marchand de tableaux déjà fameux. Ce qui n'empêche pas ce dernier, toujours organisé, de posséder une documentation très précise sur Andrew Mellon. Oh, pas question de chantage, simplement de tactique et de préparation. En 1921, Mellon, en visite à Londres, occupe un appartement au troisième étage de l'hôtel Claridge. Duveen, comme par hasard, retient à longueur d'année une série de chambres au quatrième étage du même hôtel. Quand il apprend la visite du secrétaire américain au Trésor, Duveen change d'étage et émigre au second. Son valet de chambre a bientôt fait de rencontrer le valet de Mellon, et les deux domestiques se découvrent des atomes crochus. Ils arrivent très vite à la conclusion que ce serait bien si leurs deux patrons pouvaient faire connaissance et sympathiser... Un jour, le valet de Mellon prévient celui de Duveen : «Mon maître s'apprête à sortir.» Duveen est à son tour averti par son valet, et les deux patrons se retrouvent, quelle coïncidence, prêts au même moment. Les voilà nez à nez dans l'ascenseur. Duveen joue les étonnés : «Je suis ravi de vous rencontrer. Je suis John Duveen, et je m'occupe d'œuvres d'art. Je me rendais justement à la National Gallery. Il n'y a pas de meilleure manière de se reposer l'esprit que d'aller dans le calme d'un musée pour y admirer quelques chefs-d'œuvre...» Mellon fait un signe de la tête. Il n'est pas du genre bavard. Il est même connu aux Etats-Unis pour ne jamais montrer ni exprimer le fond de sa pensée. Duveen, au contraire, est d'une amabilité presque envahissante et n'a pas sa langue dans sa poche...