L'appel à la grève des étudiants et des lycéens (1) est pourtant un événement unique dans l'histoire de l'Humanité. Nulle part ailleurs des étudiants réunis en assemblée ont décidé d'appeler leurs camarades à arrêter leurs études et à rejoindre les maquis et de façon générale à rejoindre le combat de leur peuple. L'appel à la grève des étudiants et des lycéens (1) est pourtant un événement unique dans l'histoire de l'Humanité. Nulle part ailleurs des étudiants réunis en assemblée ont décidé d'appeler leurs camarades à arrêter leurs études et à rejoindre les maquis et de façon générale à rejoindre le combat de leur peuple. Il faut bien rappeler que l'appel à la grève a été débattu et lancé par la section d'Alger de l'Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema) et non directement par le FLN (2) même si des militants de ce dernier étaient partis prenantes de l'initiative et du débat. L'appel commençait par ces phrases hautement significatives par la fusion de l'émotion et de l'invitation froide à un inventaire de la condition coloniale qui n'épargnait et n'épargnerait pas aux élites scolaires le sort réservé à leur peuple et leurs plus proches parents, voisins, condisciples : «Etudiants algériens, après l'assassinat de notre frère Belkacem Zeddour par la police française, après le meurtre de notre frère aîné le docteur Benzerdjeb, après la tragique fin de notre jeune frère Brahimi, du collège de Bougie, brûlé vif dans sa mechta incendiée par l'armée française pendant les vacances de Pâques, après l'exécution sommaire dans un groupe d'otages de notre éminent écrivain Réda Houhou, secrétaire de l'institut Ibn Badis de Constantine, après les odieuses tortures qu'on a fait subir aux docteurs Haddam de Constantine, Baba Ahmed et Tobbal de Tlemcen, après l'arrestation de nos camarades, Amara, Lounis, Saber et Taouti, aujourd'hui arrachés aux geôles de l'administration française, celle de nos camarades Ferrouki et Mahidi, après la déportation de notre camarade Mihi, après les campagnes d'intimidation contre l'Ugema, voici que la police nous arrache des mains, un matin à la première heure, notre frère Ferhat Hadjadj, étudiant en propédeutique et maître d'internat au lycée de Ben Aknoun, le torture, le séquestre pendant plus de dix jours (avec la complicité de la justice et de la Haute administration prévenues de son affaire), jusqu'au jour où nous apprenons, atterrés sous le coup de l'émotion, la nouvelle de son égorgement par la police de Djijelli, aidée de la milice locale. L'avertissement donné par notre magnifique grève du 20 janvier 1956 n'aura-t-il servi à rien ? Effectivement, avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres !» 2016 était le millésime décennal, symboliquement plus chargé et plus parlant sur le plan émotionnel, de l'appel à la grève des étudiants du 19 mai 1956. Le peu d'intérêt public, officiel ou populaire, pour le gouvernement ou pour l'opposition, équivalait à un acte d'omission volontaire et si j'ose dire un acte d'oubli, un acte de refoulement du sens historique, comme si le 19 mai 1956 disait des choses aujourd'hui désagréables à entendre. Des étudiants ont bien organisé des activités. Je n'ai pas trouvé beaucoup d'échos dans les médias, par la faute de ces derniers ou par rareté des commémorations, je ne sais. Mais je ne peux taire, que des responsables de l'Université de Boumerdès ont interdit la conférence que je devais tenir en mai 2016, sur la signification de grève, à l'invitation d'un cercle d'étudiants. Je le dis autant pour dénoncer cet interdit que pour signaler qu'une «distanciation» de notre guerre de libération se manifeste ouvertement dans certaines élites mais aussi dans certains corps muets mais terriblement agissants et efficaces. Un sens actuel Jamais cet engagement des élites scolaires de 1956 n'a été l'enjeu d'autant d'entreprises de sape souterraines ou ouvertes, locales ou internationales aussi bien de la part de milieux français intéressés à la consolidation de leur influence toujours plus active et plus forte dans notre pays que par des milieux algériens intéressés à se placer comme alternative intellectuelle et morale aux politiques spontanées ou réfléchies de l'ALN/FLN. L'arme la plus redoutable utilisée contre cet engagement de 1956, a été et est encore une arme philosophique redoutable, véritable trame de la pensée occidentale : la téléologie non pas dans sa signification de science des fins ultimes ou des finalités qui motivent une action mais dans son usage de juger une action par les résultats qu'on lui impute. De façon générale, cette arme de la téléologie se retrouve dans la question triviale qui passe pour intelligente et imparable : «Où vous a conduit votre guerre de libération ?» ou encore «Qu'avez-vous fait de votre indépendance ?». Innocences Peu de personne se souviennent que Camus n'a formulé quelque bribes de sa théorie de l'absurde que sur le cas des guerres de libération, d'abord pour l'Indochine puis pour l'Algérie : il était absurde à ses yeux que les Vietnamiens puis les Algériens se battent pour leur libération pour tomber dans la «dictature» communiste ou encore, plus spécialement pour nous, algériens, de tomber dans la dictature nassériste. Remplacez les termes communiste ou nassérien par n'importe quel vocable et vous en aurez les variations infinies, au goût du jour et en fonction du besoin et de l'ennemi à abattre. Toute situation postcoloniale devient intenable pour le peuple qui a lutté car il ne peut entreprendre aucune voie pratique car aucune voie pratique n'est celle des anges. Plus subtilement et plus tard, dès que le cours de notre vie nationale a connu les contradictions et les conflits au sommet du pouvoir, on nous inventa la formule que nous «avions réussi notre libération mais échoué notre liberté». Sommes-nous bien d'accord sur les termes de l'équation et qu'est-ce que la libération pour un peuple colonisé et qu'est-ce que la liberté «en général» puis que la formule nous renvoie à une acceptation supposée générale du sens «liberté» ? Derrière l'innocence anodine de la question, se cache à peine une forme éthérée du racisme, d'une théorie de l'Autre qui doit rester différent et Autre, sans accès à l'humaine condition qui fait que les peuples et les nations se déchirent dans des situations contradictoires et conflictuelles. Si on doit discuter notre droit à l'indépendance à cause des conflits que notre pays et notre peuple a connus ou par les résultats économiques, culturels et sociaux des différentes politiques que les étrangers, France, USA et FMI en tête nous ont conseillées que dirions-nous aux élites françaises et algériennes qui travaillent sur ce registre au regard du Maréchal Pétain, au vu de l'endettement de la France, aux scores du chômage, au classement des performances de l'école française notamment en mathématique ? Fallait que nous soyons suspendus dans un éternel état de grâce pour être libre et donc mériter non seulement d'être libre mais aussi de mériter notre libération, elle-même ? Fanon avait déjà souligné dans sa préface à «L'an V de la Révolution Algérienne» cette condamnation à l'exemplarité du peuple colonisé qui choisit la lutte, exemplarité qui l'exclut de fait de la simple, modeste et commune humanité à laquelle il aspire en engageant la lutte mais une humanité forcément unique pour tous les hommes. Nous forcer à être des hommes exemplaires nous interdit simplement toute humanité. «Dans une guerre de Libération, le peuple colonisé doit gagner, mais il doit le faire proprement sans barbarie». Le peuple européen qui torture est un peuple déchu, traître à son histoire. Le peuple sous-développé qui torture assure sa nature, fait son travail de peuple sous-développé. Le peuple sous-développé est obligé, s'il ne veut pas être moralement condamné par les «Nations Occidentales», de pratiquer le fair-play, tandis que son adversaire s'aventure, la conscience en paix, dans la découverte illimitée de nouveaux moyens de terreur. Le peuple sous-développé doit à la fois prouver, par la puissance de son combat, son aptitude à se constituer en nation, et par la pureté de chacun de ses gestes, qu'il est, jusque dans les moindres détails, le peuple [7] le plus transparent, le plus maître de soi.» Il a écrit ce texte en 1959. Il n'a pas pris une ride. Les étudiants qui se sont engagés dans la lutte en 1956 avaient pour but de libérer notre peuple autant que notre pays, les deux notions sont inséparables mais pas tout à fait identiques, de la domination coloniale. Leur reprocher leur engagement par les résultats de l'indépendance est une double faute théorique. La première est que les acteurs de l'histoire, peuples, nations, systèmes sociaux et économiques sont d'une nature unique, sans contradictions, sans conflits potentiels, sans intérêts divergents, sans aspirations diverses, sans histoires de divisions antérieures, sans diversités linguistiques et culturelles, sans phases de transitions dans les formes de la famille, etc. Bref sans réalité humaine et historique. Une fois le but commun atteint, se libère à la fois le peuple en lutte mais aussi toutes ces divergences et différences et tout ce potentiel de contradictions que n'aurait pu contenir que le maintien de la suprématie de l'identité commune et de l'intérêt commun que constituait la libération nationale. Avions-nous la même idée de ce que c'est la libération nationale et de ce qui a fabriqué la domination coloniale ? Assurément non. Ce sont ces différences et ces contradictions sociales qui ont pesé sur notre destin et sur la pratique de notre indépendance. Mais d'une certaine façon, même attisées par les «conseils» des partenaires étrangers, ces contradictions nous ramènent à construire notre propre histoire. Les distorsions algériennes, terrorisme, FIS, GIA, problèmes culturels, linguistiques ou autres sont de notre fait, pas du fait de la grève des étudiants de 1956. Tout comme aucune des situations que nous vivons n'étaient déjà et fatalement inscrites dans les actes de la décision de déclencher le 1er Novembre et encore moins dans celle de déclencher la grève des étudiants et lycéens. M. B.