Il y a des livres dont on ne sort qu'ébloui par leur beauté qui fascine et ce souffle qui porte à la découverte de terres jusque-là inconnues. Lettres à Lucette, œuvre posthume de Bachir Hadj Ali est de ces livres au visage de l'amour arraché à la plus terrible nuit des tortionnaires. Alors qu'il était en prison, torturé par la police politique de la République algérienne démocratique et populaire après le coup d'état militaire du colonel Boumediene, le poète s'exerçait dans l'écriture pour ne point sombrer, pour ne point laisser l'arthrose du cachot immobiliser cette main qui caresse et apporte le feu aux pauvres, aux éclopés. Face aux fantômes qui assiègent dans sa solitude d'une prison, il fait de l'écriture un lieu de résistance et de mémoire : «Vivre pour demain, témoigner», écrivit-il. Destin tragique qui se répétera quelques années plus tard, preuve que les politiques ont la mémoire courte. Sa victoire est d'avoir terrassé non seulement les terribles affres de son incarcération mais ce qui s'en est suivi, le plus difficile dans ce pays où la légitimité historique devient un métier. Après son affreux témoignage tristement célèbre, Arbitraire, où il raconte son sinistre emprisonnement et les sévices qu'il a reçus dans les geôles de l'Etat, ces Lettres retracent le quotidien d'un homme qui, malgré le poids écrasant de l'univers carcéral, cultive son jardin secret et sarcle ses passions, lieu où l'homme est encore possible. Et ce n'est pas par hasard si toute son œuvre chante l'humanité avec une telle ardeur, c'est parce qu'il est l'un des bourgeons qui ont refusé de renoncer à ce qui constitue l'essence même de toute lutte pour une humanité juste et épanouie. Dans ce bréviaire, préfacé par Naget Khadda, la voix de Bachir Hadj Ali entonne un chant intime d'amour et de tolérance qui traverse tout son art forgé à l'aune d'une intransigeance et porte l'homme au rang de ceux qui savent résister à la déshumanisation qu'afflige le bourreau. Le souci du détail, la justesse du propos et la limpidité du poème révèlent cette force qui habite l'être de cet homme dont l'avenir se souviendra. Les choses les plus infimes sont passées au scalpel du poète ; rien n'échappe à l'œil profond et au cœur sensible, de la description de lieux, à la retranscription des discussions amicales, jusqu'à la plus intime des pensées, l'homme est au cœur du monde. Lettres à Olga de Vaclav, Lettres de Nazim Hikmet à sa femme, pour ne citer que les plus célèbres, constituent, donc, différents itinéraires d'hommes qui ont chanté le juste au plus fort de l'orage, refusé de maintenir la haine de l'autre, parce qu'ils ont compris que vivre, ce n'est pas se venger et que la meilleure manière de se venger, c'est de ne pas tricher, de rester fidèle à la racine dont le souffle sourd dans les souterraines palpitations des choses défendues. Ce livre chante au-delà des murs ce qui pourrait sauver l'homme de sa chute et célèbre l'amour d'une femme prisonnière aussi des affres de l'absence. Dans l'un de ses poèmes dédié à sa femme, Nazim Hikmet écrivait à juste titre : «Ils nous ont eus : moi à l'intérieur des murs, et toi à l'extérieur.» La profusion de noms, de citations témoigne aussi que lire, rester en contact avec le dehors aident à vivre et à ne pas se laisser habiter par les geôles, le géant aux yeux bleus soulignait : «Le pire, c'est de porter en soi la prison.» L'amour que porte Bachir Hadj Ali à la musique exprimé à plusieurs reprises dans ses lettres de prison devient un matériau non seulement pour son écriture qui y trouve un terreau, mais aussi pour harmoniser cet enfer et, pourquoi pas, humaniser ses geôliers. L'esprit de la musique en dehors du désir d'harmonie que la prison et la torture balaient, c'est aussi un hommage vital au patrimoine culturel du Maghreb, souvenons-nous de ce passage dans l'Arbitraire où il rappelait que «la fraction bureaucratique de la petite bourgeoisie n'a aucune tradition». Apprendre à vivre en homme total refusant les mors de tout bord, telle est la leçon de ce livre. Lisons, relisons et faisons lire ce livre aux enfants avant qu'ils ne soient contaminés par la fièvre de l'intolérance qui frappe à mort dans ce pays. A. L.