Prague est le centre du tremblement de sa passion, l'âme de son poème dont les vers trinquent à la santé des murs subsistant à l'effroyable éclat de bombes qui, un jour de guerre, soufflèrent un déluge d'enfer. Une barricade à l'indécrottable bêtise humaine dévastant la beauté que cisèle le poète, impose l'ombre des mots en poudre et attaque à l'annonce d'une offense à l'homme. Jaroslaw Seifert, poète tchèque et Nobel de littérature, en décembre 1984, est de cette race rare d'hommes grâce à qui les nations se fondent et l'avenir leur est possible. De toute sa production poétique, Prague surgit comme pour perdurer à la moisissure des mauvais temps et à la saleté de la fausse modernité que ronronne un certain monde. Et c'est là l'une des plus essentielles fonctions du poème, à savoir contrer l'insignifiant dévorant viscéralement l'écorce des jours et dépolluer les poumons d'une vie débordée de malheur : «Si je la voyais comme un vase dont ne demeurent que poussière et fragments, si je devais survivre à sa ruine, sa poussière serait douce à ma salive, elle est comme un sceau sur un document même si elle devait tomber en ruine», écrit-il dans Sonnets de Prague. Sauvés ou, comme dit Frantisek Janouch dans une note qui accompagne ce recueil, «ont échappé à cinq heures de fouilles douanière auxquelles je fus soumis, le 26 décembre 1976, au poste frontière de Zelezna Ruda». Ce recueil est un hymne profond à Prague, ville convoitée par l'atroce épée rouge du Kremlin. Il parle d'une vive voix d'un être lacéré par un amour fou et d'une périlleuse existence souvent ponctuée de douleur et de souffrance. Au-delà de la ruine dont il fait état, ce recueil porte la passion à la cime de la pureté et à l'ivresse du sens : « Prague, cette saveur comme une gorgée de vin», écrit-il. Une luminosité scintillante fend l'épaisse fumée de bombe et pose sa lumière et ce, même au prix de ce maussade paysage que cracha la ruine, une nuit de bombardement : «Mais arrête-toi sur la voûte des hécatombes même si elle est sous la pluie des bombes et si suffoque de sang son argile», poursuit-il dans ce savoureux voyage dans les décombres d'une ville menacée d'effondrement. Son souffle irrigue cette folie aux sources vives d'une parole nue assouvissant le schisteux gosier de l'amoureux hurlant de soif la présence de sa bien-aimée, même si pour le poète «ce nom pris dans le souffle plus doux que l'haleine de la bien-aimée» et fait vivre les champs où l'homme rêve de beauté. Si Prague, ville d'écriture et de livre habite cet écrivain, c'est aussi l'énigmatique amour d'une ville aux mille secrets. Ainsi, Rilke, Kafka, Meyrink, Hrabal, Capek, Hasek, Holan, Nezval, Klima, Skacel, Trefulka sont autant de noms qui ont chanté cette ville de lettres et ont célébré la beauté de cet être en alphabet. Sarcler la fertile terre d'une ville hantée par les secrets d'un monde toujours à construire, c'est célébrer la magnifique quête d'un monde nouveau. Ce vieil amoureux de Prague incarne cette folle passion qu'un homme partage avec une femme/ville l'essentiel d'une vie : l'amour. Il la personnifiera dans ce passage où elle, la ville, apparaît en robe : «Je l'ai aimée comme une femme, je vais dans sa robe me blottir.» De ce court recueil émane un poignant chant où les jours s'égrènent au gré de ce vin qui coule et de voile qui se déchire afin de pénétrer le labyrinthe d'aimer. «Je ne m'éloignerais pas des palissades même si je titubais de faim et si je devais perdre mon propre seuil.» Un profond lien consolidé par cet amour tisse des toiles à accrocher sur les cimaises de ces mythiques murs et la présence devient irréductible : «Je ne serai de ceux qui abandonnent.» Ce chef de file du célèbre mouvement poétisme, un mouvement qu'il abandonne pour se consacrer à une écriture plus intime, martèle de toute sa force et son amour la fureur d'une poésie à ensevelir la poussière que lègue l'essoufflement de l'humain et les cataclysmes d'une épidémie humaine enrayant la lueur d'espérer. Habité par son pays, sa ville pour ainsi dire dont il sera étranger, il garde vif cet amour malgré l'oppression qu'exerçaient les communistes sur la parole libre, pourtant léniniste jusqu'à la moelle, une conception qu'elle renouvellera au prix fort de terribles bannissement et douleur : le dogmatisme exige. D'ailleurs, il ne sera connu dans le monde des lettres qu'à partir de 1979. Il écrivit sans être lu jusqu'à cette date. Le récit de sa vie est un singulier itinéraire d'un vieux poète férocement surveillé par la police tchèque et même au chevet de son lit d'hôpital, il est la proie de la peste policière. Cela se passait au moment où il devait recevoir le prix Nobel, des policiers en blouse de médecin notaient tout jusqu'au moindre pet. Ses livres ont longtemps sommeillé dans les tiroirs de sa demeure avant de jaillir et d'exploser à la face du monde. Belle revanche des lettres sur l'inculte militaro-politique d'un régime oppresseur. Le sens qu'il donne au combat forge une éthique d'une vie vivante et met en exergue la défense des pauvres et des parias. Et sans tricher avec les mots, il associe le combat d'homme avec celui de poète et c'est dans ce sens qu'il dit : «Si un écrivain garde la vérité en lui silencieusement, c'est qu'il ment.» Ou comme il l'écrit dans le recueil cité : «Je ne lis des vers qu'à mes quatre murs, mauvaise est l'heure, noire pour nous avec les morts j'attendrai ici.» Pendant l'invasion soviétique, Prague n'avait de quoi se défendre que la parole d'un poète et c'est dans le poème de Seifert que le peuple, assommé par le mensonge et la tuerie, trouve source d'espérance et de résistance, car il renonçait à l'idée de l'échec et soufflait une irréductible lave. Milan Kundera témoignera de Seifert et dira : «En 1969, quand l'horreur russe dévastait le pays, cette pauvre nation condamnée à la ruine et piétinée, comment était-il possible de justifier son existence ? Pour nous, la justification était Seifert : le poète lourd avec ses pattes posées sur la table, le poète avec sur lui l'expression tangible du génie de la nation.» Et dire quand la vieillesse arrive, tout s'en va, pour l'auteur d'Une ville en larmes, l'espoir est l'ultime mouvement de l'homme, il écrit à ce propos dans Sur le tombeau des rois tchèques : «Ici, quand le sang est sec, il prend feu : toi qu'on humilie, ne désespère pas ! Seules les femmes pourront avoir les mains vides. Non, même pas les femmes ! » Un homme de cœur e t d'honneur. A. L.