«écris sur ces temps de douleur et sur les Autres ; écris les noms des copains et raconte leurs gestes. Nos blessures ne guériront que par la défaite des barbares et nous devons l'annoncer. Nos amis nous manquent, mettons leur présence dans nos voix. Qu'avons-nous vécu depuis que notre pays est indépendant ? Quelles distances avons-nous franchies depuis la naissance au douar d'origine ? Nous avons reçu des coups sur l'échine, vécu des passions et des joies en oubliant peut-être d'exorciser les démons et d'apaiser les fantômes des cadavres en attente d'inhumation. Il est venu le temps d'accomplir la prière de l'absent en disant son nom, le pourquoi de son absence et de dévoiler les secrets de famille.» L'auteur de ces confidences humanistes n'est plus là pour annoncer la défaite improbable des barbares. Ni pour accomplir la prière de l'absent, dire son nom et dévoiler les secrets de sa famille, pas la petite, plutôt la grande, celle de la presse algérienne. Avant de tirer sa révérence, Bachir Rezzoug, père parmi d'autres patriarches d'un métier ayant déserté les sentiers glorieux de la passion depuis que ses prophètes, ses hérauts, ses hiérarques et ses héros célèbrent le culte du veau d'or, a livré ses propos à Benamar Mediene, historien de l'art et adorateur des belles lettres. Bachir Rezzoug, était sans doute l'un de ces Algériens «porteurs d'orages» qui ont inspiré l'écrivain Benamar Mediene. Notre doyen, qui était homme à n'abdiquer devant aucune fatalité même quand elle l'atteignait au plus intime de sa tendresse paternelle, au plus précieux des sens de sa vie, sa progéniture, est parti. Il l'a fait subrepticement, répondant à l'invitation de la camarde pour effectuer l'inéluctable grand voyage. Il avait 67 ans. Donc, l'âge du journaliste qui croyait encore que son métier est toujours «un combat de tous les jours». Celui qu'il faut mener «pour ne pas se soumettre au pouvoir politique ni subir l'asservissement de celui de l'argent». Depuis dix ans, depuis qu'il avait perdu Nadir, le fils tant aimé, sel de la terre et sève de sa propre vie, Bachir portait une douleur muette au pays de l'affliction permanente. Le père, victime alors d'un accident cardio-vasculaire, n'avait pas pour autant effacé le journaliste qui continuait d'observer la fureur du monde et l'évolution de son métier. Le professionnel, éclectique et complexe, répétait telle une antienne que «la presse ne doit pas se soumettre» car «aucun pouvoir ne lui fera de cadeau». Il ne voulait pas en désespérer même s'il portait sur elle un regard d'une lucidité désabusée. Il aimait tant croire que notre métier est celui de la conviction et du «respect» dû au lecteur, juge unique auquel on doit politesse et révérence. Pionnier parmi les premiers défricheurs et bâtisseurs de la presse, Bachir Rezzoug effectue sa formation préliminaire de journaliste en Tchécoslovaquie, grâce à l'OIJ, pendant progressiste de la FIJ aux temps immémoriaux de la guerre froide. Le lycéen d'El Harrach sort major d'une promotion qui compte notamment le regretté Halim Mokdad, l'inusable Hocine Mezali et Lyes Hamdani. La carrière, parcours de lumières et de douleurs, éclaire une trajectoire singulière qui lui aura fait côtoyer les plus glorieux et les plus dignes de la profession. Le jeune militant de la cause nationale, qui aura vécu, en direct, dans un camp d'internement colonial, la torture de son père, avocat moudjahid, est à bonne école, la meilleure, celle de Serge Michel, compagnon de Patrice Lumumba et protagoniste majeur de la presse algérienne de combat contre le colonialisme. Plus tard, après l'expérience d'Alger Ce Soir où, jeune secrétaire général de rédaction, il se frotte au monumental Mohamed Boudia, héros de la lutte clandestine du peuple palestinien, c'est l'aventure éditoriale d'El Moudjahid. Dans l'organe chargé de porter la bonne parole révolutionnaire, Bachir coudoie l'une des plus grandes dignités de la presse algérienne, Mohamed Morsli, alors directeur du vénérable quotidien. Aux côtés du grand monsieur, historique du MALG et passe-muraille devenu seigneur de la plume, il fera lui-même la preuve que liberté et clause de conscience sont sœurs jumelles de la solidarité. C'est ainsi que Bachir Rezzoug démissionne de son poste en signe de solidarité avec son directeur, limogé car rétif aux injonctions qui viennent toujours «d'en haut», ce maelström où s'exerçait le pouvoir unique. Comme la dignité a toujours un prix, Bachir le solidaire le payera d'un licenciement et d'une impécuniosité dont le poids sera atténué par l'amitié solidaire de Mohamed Morsli qui partagera avec lui son salaire que lui a conservé sa nomination par décret. L'expérience d'El Moudjahid lui vaudra de gagner la confiance d'une des plus fines intelligences politiques que l'Algérie combattante et indépendante ait jamais compté, Mohamed Seddiq Benyahya, alors ministre de l'Information de l'Algérie boumedieniste. Bachir Rezzoug est sollicité pour diriger la République d'Oran. Dans ce journal, alors francophone où, selon ses propres dires, il a passé ses plus belles années de journaliste, aux côtés de plumes talentueuses et impertinentes, il fera la démonstration qu'il était de la tribu des irrévérencieux. Il accomplira alors la prouesse d'exercer son «devoir d'impertinence» au cœur même d'un régime fermé et autoritaire, au centre du parti et de la pensée uniques. Bachir l'iconoclaste, ne concevait pas le journalisme comme un sacerdoce mais comme une impiété, c'est-à-dire une obligation d'éclairer qui dispense de plaire. Créateur de journaux, procréateur de journalistes, illustrateur de maquettes, enchanteur graphique désenchanté depuis que la presse de «l'aventure intellectuelle» a versé dans le métayage journalistique, Bachir a conçu de son métier deux règles simples. Un éditorial, c'est une idée et deux feuillets, un reportage, des faits et des couleurs. L'artiste, lucide en diable, n'avait pas inventé le fil à couper le beurre ! Une fois la République normalisé et aseptisé à coup d'arabisation médiocre et démagogique, l'impertinent ira vérifier que l'herbe journalistique est plus verte à Paris où il fréquente un temps l'IFP, l'Institut français de presse. Et comme un professionnel ne «meurt jamais», l'Algérie le sollicite pour allumer un contre-feu médiatique face à la propagande marocaine sur le Sahara occidental. Ce sera alors Demain l'Afrique, excellent magazine qui taillera des croupières éditoriales à Jeune Afrique, alors voix presque autorisée de la diplomatie guerrière du Palais royal. Ce périodique était une pépinière de talents et une mutuelle d'intelligences avec des journalistes comme Josie Fanon, Mourad Bourboune et Paul Bernetel. Retour à Alger, en 1981, et retrouvailles avec Mohamed Morsli, qui reprend les rênes de la vieille maison El Moudjahid. L'ami Bachir dépoussière la maquette du dinosaure de la presse algérienne en la rendant plus funky. Puis ce sera Algérie-Actualités où, à ses côtés, dans la recherche perpétuelle de la volupté intellectuelle, celle de l'enfantement éditorial renouvelé, de grands talents de la presse algérienne comme Kheïreddine Ameyar et Mohamed Benchicou prendront de la bouteille et accèdent à la dimension de la densité et du panache. L'expérience à Révolution africaine sera du même tonneau avec Mouny Berrah, Zoubir Zemzoum, Boukhalfa Amazit et bien d'autres vieux routiers. Après Octobre 1988, ce sera successivement les expériences de relance d'Alger Républicain, journal de conviction et d'opinion populaire, de l'hebdomadaire l'Observateur et du quotidien l'Opinion dont il fut successivement le conseiller éditorial, le créateur et le patron. Puis, basculement dans le monde du management et des créatifs, celui de la communication et de la publicité avec sa régie RSM, la Régie Sud Méditerranée qui éditera des publications spécialisées comme la revue de bord d'Air Algérie et les magazines Investir et les Cahiers de la santé. Bachir Rezzoug, l'éclaireur, l'intervieweur des grands de ce monde, le créateur de titres, le toiletteur de journaux, le créatif de slogans publicitaires, était peut-être le plus passionné parmi les traceurs de sillons de la presse algérienne. Normal, il était de cette noble ascendance de talents et de grandes dignités professionnelles où brillent particulièrement les étoiles d'Abdelkader Safir, d'Abdelkader Tchanderli, de Mohamed Boudia et de Mohamed Morsli. Clin d'œil malicieux du destin et de l'homonymie, une rue de Laghouat portait avant même sa disparition le nom de Bachir Rezzoug. S'il était encore vivant, Bachir aurait dit : ça ne s'invente pas ! N. K.