«L'oralité étant encore une des caractéristiques de notre langue vernaculaire, la publication sous forme de cassettes audio et/ou vidéo est encore ce qui correspond le mieux aux exigences de l'heure. Ceci dit, il va de soi, en réalité, que le problème de l'écrit entre aussi dans mes préoccupations». Ces mots sont du défunt poète et dramaturge d'expression kabyle, Muhend U Yahia ou Mohia qui répondait dans les années quatre-vingt à une question dans l'une de ses rares interviews, parue dans la revue Tafsut. Sentant que la langue n'était pas encore prête à l'écriture et la société non encore prête à la lecture, Mohia privilégiait les cassettes audio et vidéo pour vulgariser ses œuvres, mais espérait cependant que le temps viendrait où ses œuvres seraient écrites et publiées. Aujourd'hui, plus de sept années après sa disparition, en décembre 2004, le rêve de Mohia vient de connaître un début de concrétisation puisque ses amis Djamel Abbache, Boubekeur Almi, Saïd Hammache, Idit Naït Abdellah, Tahar Slimani et Mokrane Taguemout qui constituaient le groupe de travail du dramaturge disparu, viennent de publier chez les éditions Achab de Tizi Ouzou, l'une des œuvres du groupe, à savoir l'adaptation d'une des œuvres de Molière, les Fourberies de Scapin. Le meilleur hommage que l'on puisse rendre à Mohia.L'œuvre de Molière adaptée devient Tixurdas n Saïd Wehsen (à prononcer Tikhourdas) et son adaptation a été entamée en 2003. Selon l'un des amis de Mohia et membre du groupe de travail, Mokrane Taguemout, le travail d'adaptation a atteint la 28ème page quand l'auteur de Sin Nni est tombé malade pour une longue hospitalisation, avant de décéder en décembre 2004. Après une longue période de deuil, ils décideront enfin de «retourner à la besogne» pour exaucer le rêve de leur camarade disparu, à travers la publication de ses œuvres. «Alors, même si c'était pénible de retourner à la besogne en ton absence, pour toi Mohia, l'homme juste, et pour cette longue et merveilleuse amitié, nous fîmes serment d'accompagner Wehsen à bon port, en espérant que de là où tu es, tu souriras à ses pérégrinations», disent les six membres du groupe dans leur dédicace consacrée exclusivement à leur défunt compagnon. Pour Mokrane Taguemout, rencontré à Tizi -Ouzou, les rencontres du groupe de traduction et d'adaptation ont repris plusieurs mois après la disparition de Mohia. « C'était pénible sans lui. C'était triste aussi. Je me rappelle quand on ne s'entendait pas sur la traduction ou le choix d'un mot en kabyle, chacun de nous s'interrogeait sur ce qu'aurait pensé Mohia dans les cas posés» affirme M. Taguemout qui se rappelle de la dizaine d'années (1993/2003) durant laquelle le groupe a travaillé sans relâche, «malgré les menaces, les intimidations et les agressions de toutes sortes et de toutes formes » dont ils faisaient l'objet à l'époque.Les coauteurs de Tixurdas n Saïd Wehsen ont choisi Nadia Mohia, la sœur du dramaturge disparu, pour présenter le travail dans un texte de plus de dix pages. «L'œuvre que j'ai l'honneur de présenter est importante à plus d'un titre. Elle l'est avant tout parce qu'elle prolonge la passionnante aventure menée par Muhend u Yehya et le groupe de traduction constitué autour de lui : celle qui consiste à essayer d'adapter en langue kabyle des œuvres que rien, a priori, ne destinait à subir cette transfiguration qui les intègre parfaitement à un autre univers mental et socioculturel que celui où elles ont été conçues», dira Nadia Mohia qui a eu l'occasion d'assister à quelques unes de ces réunions qui se tenaient dans un café parisien. Nadia Mohia semble satisfaite du travail fait par les camarades de son défunt frère. Comme le meilleur hommage pour son frère mais aussi comme le meilleur service que l'on puisse rendre à sa langue maternelle. «Tout bien pesé, y a-t-il meilleure façon de défendre, enrichir et participer à la perpétuation de notre langue maternelle que celle qui consiste à l'interroger, à la confronter à une autre (en l'occurrence, le français), enfin, à la mettre au travail pour créer toujours plus de vie, d'intelligence sociale, et ainsi, étoffer sa substance même ? Voilà sans doute un des objectifs, voire l'objectif fondamental, que poursuivait le groupe d'adaptation littéraire initié par Muhend u Yehya», ajoute encore la sœur de Mohia qui conclut sa présentation par le vœu de voir Tixurdas n Saïd Wehsen «inspirer bien d'autres œuvres de même facture».Et en attendant que d'autres se lancent dans l'adaptation et la traduction de nouvelles œuvres universelles, le groupe d'adaptation qui a achevé et publié Tixurdas n Saïd Wehsen compte bien mettre à la disposition du public et des amoureux de Mohia, d'autres œuvres adaptées par le groupe, à commencer par Gorgias de Platon, le Malade imaginaire de Molière, L'Œdipe-roi de Sophocle, L'économique de Xénophon et Docteur Knock de Jules Romains.