Les illusions perdues qu'évoque Amin Maalouf dans son dernier roman sont aussi intemporelles que son livre. Elles peuvent être celles de tous les arabes qui avaient construit des châteaux en Espagne avant de les voir s'écrouler comme des châteaux de cartes. Les désorientés relate les réminiscences de jeunes, comme partout dans le monde. Des jeunes en quête de gloire, assoiffés de vie et gorgés d'idéaux. Des idéaux qui se briseront lamentablement cédant la place à un immense sentiment de gâchis. La guerre civile au Liban autour de laquelle se tisse les fils de cette œuvre n'en était qu'un facteur aggravant. Les briseurs de rêves sont-là tapis parmi nous et finissent toujours par triompher. La nature humaine complexe et sournoise finit par tuer les valeurs faisant place à la laideur et l'horreur. Aussi la lecture de cette œuvre ne se termine pas aussitôt que l'on a posé le livre. Ses mots pourchassent son lecteur et continuent à résonner très fort en lui. Ils prennent forme et se matérialisent sous tout ce que l'on croise au quotidien. Un roman, pourra se dire chaque lecteur, qui aurait pu être écrit par chacun de nous. Des tranches de vie qui peuvent être celles de chacun de nous. Celles de nos amis et familles. Somme toute, un roman qui aurait pu être écrit par chacun de nous. Un roman dont les mots trouvent leurs voies dans nos âmes et se faufilent dans nos consciences. Un roman qui nous prouve, qu'au-delà des origines et des nationalités, les douleurs humaines sont les mêmes. Adam, Albert, Naïm, Nidhal, Mourad, Bilel, Tania, Semiramis, Ramez et Ramzi, sont une bande de jeunes libanais que l'on surnommait les Byzantins. Un surnom qu'ils doivent aux longues et interminables discussions qui alimentaient leurs soirées de jeunes étudiants. Des vies qu'ils construisaient et déconstruisaient tous les soirs, rien n'a survécu. Où plutôt très peu. Leurs identités religieuses. Des «Identités meurtrières», l'autre essai de Maalouf, trouve des explications psychologiques dans ce roman. «Nous étions des Camusiens, des Sartriens, des Voltairiens… Nous sommes devenus des chrétiens, des musulmans, des Juifs…». Des amis inespérables, il ne reste que des appartenances ethniques et parfois une perte de tous les repères. Le désastre annoncé du monde arabo-musulman. Sa descente aux enfers. Du Liban, autrefois surnommé «la Suisse arabe», il ne reste qu'un pays perdu tiraillé entre diverses ethnies. Le tableau peint par Maalouf peut être aussi bien celui de n'importe quel autre pays arabe. Algérie, Tunisie, Irak ou encore Egypte, tous reproduisent le même schéma du désastre. Des peuples trompés, estropiés, trahis. Des pays qui se croient si semblables et qui se croient dissemblables. Des pays naufragés. De cette perte de la patrie, Amin Maalouf note, par la voix du héros central de son roman, Adam en l'occurrence, «le pays dont l'absence m'attriste et m'obsède, ce n'est pas celui que j'ai connu dans ma jeunesse, c'est celui dont j'ai rêvé, et qui n'a jamais pu voir le jour». En perte de repères et de valeur, il s'exile à Paris, depuis un quart de siècle, et refuse de revenir au Liban. Depuis le début de la guerre civile dans son pays, qu'il désigne par le mot «évènements», Adam est l'auteur sans être totalement lui. Ce n'est pas une autobiographie de Amine Maalouf mais elle ne lui est pas totalement étrangère. «C'est un livre qui parle de ma jeunesse mais qui n'est pas autobiographique. Il raconte l'histoire d'un personnage qui me ressemble un peu mais pas totalement. L'univers dans lequel il évolue ressemble à mon univers. Le reste est transformé», explique le romancier dans les médias français à la sortie de son ouvrage, en automne 2012. A travers ce roman, Maalouf explique le rapport des exilés à leurs terres d'origine. Fuis à cause de la guerre, on en garde la nostalgie des jours heureux, les rancœurs, les remords et les regrets. Des obsessions tapies au fond des âmes et que l'on refuse d'exhumer. Aussi, le jour où Adam reçoit un appel téléphonique de la femme de son meilleur ami d'enfance mourant et qui réclamait sa présence, le héros d'Amine Maalouf est terrorisé. Il refuse d'être emporté par les vagues du passé. Il refuse de rentrer chez lui et encore moins pour revoir un «ancien» ami, comme il se plait à le qualifier, avec qui il a rompu tous les ponts depuis belle lurette. Sur un lit de mort, ou en bonne santé Adam rejette cet appel de la terre si lointaine et pourtant tellement proche. Il hésite, il tergiverse, s'agite puis finit par prendre l'avion. Quand ses pieds touchent enfin le sol de son pays, il se retranche dans une solitude. Il a peur que les démons du passé ne resurgissent avec les amis d'antan. Il loue une chambre d'hôtel et y passe une nuit dans l'objectif de prendre le vol du matin. Le matin, ses résistances sont à bout, il appelle le mourant. Trop tard. Son ami, n'est plus de ce monde. Presque soulagé de ne l'avoir pas revu, il décide de ne pas assister à l'enterrement. Nul ne pourra plus l'obliger à affronter ceux qui ont détruit son pays, brisé ses rêves et volé ses amitiés. Ces rancœurs il ne pourra pas en guérir. Et il ne pourra jamais pardonner. «Tout homme a le droit de partir, c'est son pays qui doit le persuader de rester - quoi qu'en disent les politiques grandiloquents. ‘'Ne te demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays.‘' Facile à dire quand tu es milliardaire, et que tu viens d'être élu, à quarante-trois ans, président des Etats-Unis d'Amérique ! Mais lorsque, dans ton pays, tu ne peux ni travailler, ni te soigner, ni te loger, ni t'instruire, ni voter librement, ni exprimer ton opinion, ni même circuler dans les rues à ta guise, que vaut l'adage de John F. Kennedy ? Pas grand-chose !», écrit Adam pour expliquer son exil et celui d'un bon nombre des amis de la bande des Byzantins disloquée et éparpillée aux quatre coins de la terre. L'exil, dans Les désorientés ou dés-orientés, n'est pas seulement celui des expatriés. C'est aussi celui de ceux qui ont choisi de rester. Les désorientés, décrit avec doigté et finesse des destinées de personnes qui peuvent être des gens que l'on a croisés dans nos parcours si différents. Le choc du retour au pays du Levant après 30 ans d'exil, s'accompagne de l'envie de réunir tous les amis d'autrefois. Tenter de les réunir une autre fois, une dernière peut-être ? Les identités meurtrières planent sur le roman. Adam finit par rester seize jours dans le pays qui l'a vu grandir. L'envie de ressusciter le passé ? Peut-être. C'est surtout une tentative de réconciliation avec soi-même. Ces 16 jours du retour d'Adam sont les 520 pages du dernier roman de Maalouf. Tout au long du roman, l'auteur ne cite pas une fois le Liban. Pas une fois il ne nommera sa capitale Beyrouth. Un choix qui se justifie par cette universalité des destinées. Le Liban peut être l'Algérie et Beyrouth peut être Le Caire. En grand conteur, l'auteur réussit à restituer les maux des peuples arabes. L'académicien, auteur du Rocher de Tanios (prix Goncourt 1993), excelle dans la narration et les jeux de mots. Il n'est jamais question du Liban mais du Levant. Il n'est jamais question de guerre mais des «événements». Des doubles sens, il en sème partout. Des insinuations qui transmettent habilement des sentiments profonds et des blessures intimes. Le monde n'est la patrie d'Adam que lorsqu'il désire se départir de sa hantise pour sa patrie réelle. Mais ce que veut fuir Adam, ce n'est pas le Levant. C'est Adam lui-même. Les désorientés n'est absolument pas une description sur le Liban d'avant-guerre. L'auteur de Léon l'Africain s'est plutôt ingénié à décrire les tiraillements de l'être et les pourquoi et les comment de l'orientation d'une nation dans telle ou telle autre direction. De la philosophie savamment dosée avec une pointe de psychologie. Les désorientés analyse l'essence de tout sentiment humain. Il dépeint surtout le mal du pays que peut ressentir un homme aussi illustre que peut l'être un Amin Maalouf. A travers Adam, Maalouf a réussi à exhumer les pleurs enfouis aux fins fonds de son cœur. Il versera les larmes de tous les rendez-vous manqués. Les désorientés est une œuvre déchirante où se reconnaitront tous ceux qui ont mal à leur pays. Un hommage à tous les désillusionnés du monde arabe. G. H. Les désorientés, Amin Maalouf, 520 pages, Editions Grasset 2012