Batna : coup d'envoi de l'exportation de 55.000 tonnes de clinker vers le Pérou et la Côte-d'Ivoire    Des experts saluent les instructions du président de la République concernant l'accélération de la numérisation des services fiscaux    Ramadhan: distribution de 80.000 colis alimentaires en collaboration avec Sonatrach    APN : Boughali préside une cérémonie à l'occasion de la Journée internationale des femmes    Ouverture de candidatures pour la 8ème édition du Prix "Kaki d'or"    Le nouveau projet de loi minière renforce la transparence et la stabilité dans le secteur    Reconstruction du système de santé de Ghaza: "The Lancet" préconise de donner la priorité à la durabilité et à l'autonomie    Accident de la route mortel à Tiaret : le conducteur du camion placé en détention provisoire    Conseil de la nation: tirage au sort jeudi prochain en vue du renouvellement de la moitié des membres élus dans les 10 nouvelles wilayas    Recours aux armes chimiques en Algérie: un chercheur français identifie "450 opérations militaires" françaises    Syrie : Un retour des réfugiés en masse    Amnesty International exige une enquête sur les crimes sionistes    Le journaliste Mohamed Lamsen inhumé au cimetière de Aïn Benian, à Alger    M. Derbal promet une distribution quotidienne dans les prochains jours    Importation de bétail en perspective    Opération de vote dans de bonnes conditions    Un afflux record de réfugiés congolais    Ramadhan: Pourquoi le jeûne est-il si fascinant ?    Le Premier ministre honore nombre de femmes algériennes créatives    Mascara: ouverture de la première édition de la manifestation historique "Les Femmes révolutionnaires d'Algérie"    UNRWA: l'agression sioniste en Cisjordanie occupée provoque "le plus grand déplacement de population" depuis 1967    L'ONU alerte sur un risque de génocide après la coupure par l'entité sioniste de l'approvisionnement en électricité à Ghaza    Coupe d'Algérie (8es de finale) : CR Belouizdad - US Chaouia délocalisé au stade 5 juillet    2.156 appels traités en février 2025    Prise en charge optimale des patients pendant le mois de Ramadan    USM Alger : Hadj Adlane désigné porte-parole du club    Une commission ministérielle du secteur du transport sur le terrain    Allemagne : Le Bayern et Leverkusen tombent à domicile    La JSK déçoit encore ses supporters face au CSC    «El-Ghejira» et «Daghnou», des boissons traditionnelles ornant la table d'Iftar    Visitez les plus fascinantes librairies et bibliothèques au monde    Jeux scolaires Africains 2025: 25 disciplines au programme de la 1re édition en Algérie    Renouvellement par moitié des membres du Conseil de la nation: Clôture du processus électoral au niveau des APW    Renouvellement par moitié des membres du Conseil de la Nation: Plus de 6200 élus des wilayas de l'Ouest du pays accomplissent leur devoir électoral    Futsal (Tournoi de la presse): rencontre APS-Echourouk News, le match de la dernière chance pour les deux équipes    Lancement de la 2e édition de la campagne « Bravo aux Jeunes » pour soutenir le volontariat        L'Algérie happée par le maelström malien    Un jour ou l'autre.    En Algérie, la Cour constitutionnelle double, sans convaincre, le nombre de votants à la présidentielle    Algérie : l'inquiétant fossé entre le régime et la population    Tunisie. Une élection sans opposition pour Kaïs Saïed    BOUSBAA بوصبع : VICTIME OU COUPABLE ?    Des casernes au parlement : Naviguer les difficiles chemins de la gouvernance civile en Algérie    Les larmes de Imane    Algérie assoiffée : Une nation riche en pétrole, perdue dans le désert de ses priorités    Prise de Position : Solidarité avec l'entraîneur Belmadi malgré l'échec    Suite à la rumeur faisant état de 5 décès pour manque d'oxygène: L'EHU dément et installe une cellule de crise    







Merci d'avoir signalé!
Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.



Bonnes feuilles
Publié dans Le Midi Libre le 05 - 06 - 2008

Dès le matin, avant même que le soleil se lève, le chasseur se met en route. Tout habillé de noir, sa charge mortelle arrimée au ventre, il démarre. Le moteur vrombit dans le silence de l'aube. I'hélice tourne. I'avion s'ébranle, feux éteints, roule sur la piste, lève le nez, commence son ascension. D'une poussée régulière, il monte jusqu'à cinq mille mètres, se stabilise. Le jour est levé. De la mer et du ciel, des quatre bords de l'horizon, le chasseur est en vue. Je m'appelle Laura Carlson. Je suis née le 10 janvier 1944 à New York. Mon père est mort le 7 avril 1945 à Okinawa.
Je ne possède que deux photos de lui. Sur l'une, on le voit debout au garde-à-vous à côté de ses hommes, sur le pont du Maryland. Son visage est figé, impassible, tendu dans l'obéissance, comme déjà parti vers la mort. Sur l'autre, il tient maman par la taille à Central Park. Il y a du soleil, il sourit. Maman aussi sourit. Je ne sais rien de l'Amérique. Quand maman est rentrée en France, je n'avais pas encore deux ans. Elle est allée frapper à la porte du grand appartement de la rue de la Bienfaisance, celui de son enfance, celui qu'elle avait voulu oublier. Les parents accueillirent la fille prodigue et avec elle la moitié d'inconnue que j'étais et qui leur roula dans les bras. Sans doute posèrent-ils quelques questions. Ma mère se refusa. C'est de l'orgueil, disait encore grand-mère bien des années après.
Mon enfance fut sinistre. I'appartement était sinistre, mes grands parents étaient sinistres et maman s'enfonça dans un silence sinistre. Au début, elle essaya de travailler. Sur une idée de grand-mère, elle se fit embaucher comme professeur d'anglais dans le collège où ellemême avait fait ses études. Elle peinait à lutter contre la neurasthénie. Elle aurait pu voir un médecin. Personne n'y pensa. Un jour, elle n'eut plus le courage de préparer ses cours, d'affronter le regard compatissant de ses collègues. Grand-mère alla s'expliquer avec la directrice. On lui retira le fardeau du travail et, désormais, maman employa ses longues journées désertes à faire des patiences, des patiences toute la journée. Mes grands-parents prirent mon éducation en main et s'occupèrent de leur fille un peu comme on ferait d'une enfant attardée.
Quelquefois maman sortait. Nous dînions sans elle. Grand-mère nous ordonnait de faire vite, finissait par me donner à manger bien que j'eusse déjà quatre ans. La cuillère cognait mes dents. La soupe brûlait ma langue. Quand maman rentrait, j'étais déjà couchée. A travers les murs, j'entendais la colère étouffée de grand-mère. Maman se heurtait aux meubles et aux portes en poussant des gémissements qui m'effrayaient. Je tendais anxieusement l'oreille. « Si tu recommences, je t'enfermerai à clé», sifflait grand-mère. Peut-être mit-elle sa menace à exécution car pendant près de dix ans maman ne sortit plus.
Papa est mort à la guerre. Pendant longtemps, c'est tout ce que j'ai su. Quand je posais des questions, on me grondait. Ça faisait mal à maman. Je ne voulais pas faire mal à maman. J'avais le droit d'aller dans sa chambre. Je restais sans bouger à la regarder retourner ses cartes. Parfois elle s'arrêtait. Elle triturait mes tresses, enfin mes queues de rat, je n'ai jamais eu beaucoup de cheveux, au désespoir de grand-mère. Sa petite main nerveuse me tourmentait un peu mais je retenais mon souffle. Elle aurait pu tirer que je n'aurais rien dit. Si je posais ma main sur la sienne, elle sursautait. Jamais elle ne me serrait dans ses bras. Maman ne serrait rien, ne pesait nulle part.
Tous les jours, vers quatre heures, elle buvait un tilleul. Le long du grand couloir sombre, je m'appliquais à lui porter sa tasse qui tremblait dans mes mains. Je l'appelais doucement à travers la porte. Elle venait ouvrir sans bruit. Elle se penchait vers moi, ses cheveux lui tombaient devant les yeux. Elle m'asseyait sur le lit et me mettait dans la bouche un morceau de sucre imbibé de tilleul. Un peu d'eau sirupeuse me coulait sur le menton et avec application, méthodiquement, elle la repoussait de ses doigts dans ma bouche. J'étais comme tétanisée, pétrifiée de plaisir. Je faisais exprès de baver. On aurait dit que tout mon être s'était concentré dans mes lèvres que touchaient ses doigts. A six ans, je me trouvais sur les bancs de l'école à l'heure de la tisane et le plaisir disparut. Bien des fois j'ai souhaité que Bruno me nourrisse ainsi, sans l'intermédiaire de la cuillère. Je n'ai jamais osé le lui demander.
C'est grand-mère qui me lavait, qui m'habillait, qui me frisait les cheveux au fer, qui m'exhibait au marché ou à la paroisse où elle était dame patronnesse. Moi, je me taisais, je faisais tout ce qu'elle voulait. Elle était grande et forte, les épaules larges, les seins volumineux, les lèvres épaisses. Avec ses cheveux permanentés, elle dépassait grand-père. Tous, nous disparaissions sous elle. Bien qu'elle fût une dame respectable du quartier et que chacun la saluât très bas, j'avais confusément la sensation d'un trop de force qui se dégageait d'elle, spécialement lorsque je regardais ses grands pieds déformés par les chaussures pointues. Grand-mère était une femme mutilée, une femme sans douceur, sans faiblesse, qui arborait fièrement ses chaussures déformantes et nous menait tous à la baguette. C'est d'elle que je tiens ma force.
Jusqu'à ce que j'aille à l'école, je me rendais deux fois par semaine à la messe, le dimanche et le vendredi. Le dimanche, nous arrivions en avance. Grand-mère supervisait l'ordonnance des bouquets. Je sentais grossir derrière moi le brouhaha des chaises. Soudain l'orgue explosait, tout mon dos frissonnait. La nef s'illuminait et la procession des prêtres remontait avec solennité l'allée centrale, précédée de grands coups d'encensoir. C'était violent. Cela se reproduisait chaque dimanche, exactement de la même façon, et c'était d'autant plus violent. Le ciel semblait s'ouvrir. C'était presque déjà le bruit du chasseur.
Dès le matin, avant même que le soleil se lève, le chasseur se met en route. Tout habillé de noir, sa charge mortelle arrimée au ventre, il démarre. Le moteur vrombit dans le silence de l'aube. I'hélice tourne. I'avion s'ébranle, feux éteints, roule sur la piste, lève le nez, commence son ascension. D'une poussée régulière, il monte jusqu'à cinq mille mètres, se stabilise. Le jour est levé. De la mer et du ciel, des quatre bords de l'horizon, le chasseur est en vue. Je m'appelle Laura Carlson. Je suis née le 10 janvier 1944 à New York. Mon père est mort le 7 avril 1945 à Okinawa.
Je ne possède que deux photos de lui. Sur l'une, on le voit debout au garde-à-vous à côté de ses hommes, sur le pont du Maryland. Son visage est figé, impassible, tendu dans l'obéissance, comme déjà parti vers la mort. Sur l'autre, il tient maman par la taille à Central Park. Il y a du soleil, il sourit. Maman aussi sourit. Je ne sais rien de l'Amérique. Quand maman est rentrée en France, je n'avais pas encore deux ans. Elle est allée frapper à la porte du grand appartement de la rue de la Bienfaisance, celui de son enfance, celui qu'elle avait voulu oublier. Les parents accueillirent la fille prodigue et avec elle la moitié d'inconnue que j'étais et qui leur roula dans les bras. Sans doute posèrent-ils quelques questions. Ma mère se refusa. C'est de l'orgueil, disait encore grand-mère bien des années après.
Mon enfance fut sinistre. I'appartement était sinistre, mes grands parents étaient sinistres et maman s'enfonça dans un silence sinistre. Au début, elle essaya de travailler. Sur une idée de grand-mère, elle se fit embaucher comme professeur d'anglais dans le collège où ellemême avait fait ses études. Elle peinait à lutter contre la neurasthénie. Elle aurait pu voir un médecin. Personne n'y pensa. Un jour, elle n'eut plus le courage de préparer ses cours, d'affronter le regard compatissant de ses collègues. Grand-mère alla s'expliquer avec la directrice. On lui retira le fardeau du travail et, désormais, maman employa ses longues journées désertes à faire des patiences, des patiences toute la journée. Mes grands-parents prirent mon éducation en main et s'occupèrent de leur fille un peu comme on ferait d'une enfant attardée.
Quelquefois maman sortait. Nous dînions sans elle. Grand-mère nous ordonnait de faire vite, finissait par me donner à manger bien que j'eusse déjà quatre ans. La cuillère cognait mes dents. La soupe brûlait ma langue. Quand maman rentrait, j'étais déjà couchée. A travers les murs, j'entendais la colère étouffée de grand-mère. Maman se heurtait aux meubles et aux portes en poussant des gémissements qui m'effrayaient. Je tendais anxieusement l'oreille. « Si tu recommences, je t'enfermerai à clé», sifflait grand-mère. Peut-être mit-elle sa menace à exécution car pendant près de dix ans maman ne sortit plus.
Papa est mort à la guerre. Pendant longtemps, c'est tout ce que j'ai su. Quand je posais des questions, on me grondait. Ça faisait mal à maman. Je ne voulais pas faire mal à maman. J'avais le droit d'aller dans sa chambre. Je restais sans bouger à la regarder retourner ses cartes. Parfois elle s'arrêtait. Elle triturait mes tresses, enfin mes queues de rat, je n'ai jamais eu beaucoup de cheveux, au désespoir de grand-mère. Sa petite main nerveuse me tourmentait un peu mais je retenais mon souffle. Elle aurait pu tirer que je n'aurais rien dit. Si je posais ma main sur la sienne, elle sursautait. Jamais elle ne me serrait dans ses bras. Maman ne serrait rien, ne pesait nulle part.
Tous les jours, vers quatre heures, elle buvait un tilleul. Le long du grand couloir sombre, je m'appliquais à lui porter sa tasse qui tremblait dans mes mains. Je l'appelais doucement à travers la porte. Elle venait ouvrir sans bruit. Elle se penchait vers moi, ses cheveux lui tombaient devant les yeux. Elle m'asseyait sur le lit et me mettait dans la bouche un morceau de sucre imbibé de tilleul. Un peu d'eau sirupeuse me coulait sur le menton et avec application, méthodiquement, elle la repoussait de ses doigts dans ma bouche. J'étais comme tétanisée, pétrifiée de plaisir. Je faisais exprès de baver. On aurait dit que tout mon être s'était concentré dans mes lèvres que touchaient ses doigts. A six ans, je me trouvais sur les bancs de l'école à l'heure de la tisane et le plaisir disparut. Bien des fois j'ai souhaité que Bruno me nourrisse ainsi, sans l'intermédiaire de la cuillère. Je n'ai jamais osé le lui demander.
C'est grand-mère qui me lavait, qui m'habillait, qui me frisait les cheveux au fer, qui m'exhibait au marché ou à la paroisse où elle était dame patronnesse. Moi, je me taisais, je faisais tout ce qu'elle voulait. Elle était grande et forte, les épaules larges, les seins volumineux, les lèvres épaisses. Avec ses cheveux permanentés, elle dépassait grand-père. Tous, nous disparaissions sous elle. Bien qu'elle fût une dame respectable du quartier et que chacun la saluât très bas, j'avais confusément la sensation d'un trop de force qui se dégageait d'elle, spécialement lorsque je regardais ses grands pieds déformés par les chaussures pointues. Grand-mère était une femme mutilée, une femme sans douceur, sans faiblesse, qui arborait fièrement ses chaussures déformantes et nous menait tous à la baguette. C'est d'elle que je tiens ma force.
Jusqu'à ce que j'aille à l'école, je me rendais deux fois par semaine à la messe, le dimanche et le vendredi. Le dimanche, nous arrivions en avance. Grand-mère supervisait l'ordonnance des bouquets. Je sentais grossir derrière moi le brouhaha des chaises. Soudain l'orgue explosait, tout mon dos frissonnait. La nef s'illuminait et la procession des prêtres remontait avec solennité l'allée centrale, précédée de grands coups d'encensoir. C'était violent. Cela se reproduisait chaque dimanche, exactement de la même façon, et c'était d'autant plus violent. Le ciel semblait s'ouvrir. C'était presque déjà le bruit du chasseur.


Cliquez ici pour lire l'article depuis sa source.