Par Kamel Bouchama, auteur Paris, mardi soir. Dahmane m'appelait et, tandis qu'à peine s'il pouvait retenir ses sanglots, il m'annonçait que Si Youcef, son frère aîné, est rentré dans un profond coma. Il était 21 heures chez nous à Alger. J'essayais de le calmer en lui présentant toute ma compassion de même que mes vœux de prompt rétablissement, en cet instant difficile pour lui et l'ensemble de sa famille, la petite et la grande, celle où il compte beaucoup d'amis, et dont je fais partie. Ai-je pu le convaincre à garder une attitude autrement plus courageuse, sinon plus calme, devant cette décision du destin, au moment où son frère aîné, Si Youcef – et le nôtre également – était en train de lutter contre la mort ? Je lui tenais ce langage et souhaitais, du fond du cœur, revoir notre frère Si Youcef, les yeux bien ouverts, et bien dans son corps et dans sa tête, pour continuer avec nous, selon la volonté de Dieu, le parcours qu'il a toujours espéré accomplir dans la dignité et le respect..., au profit des siens, les militants et les jeunes, surtout. Moins d'une heure après, je l'ai rappelé pour lui proposer de venir à Alger et rester, au moins, quelque temps, au chevet de son frère, lui qui n'a pas fait ce voyage depuis assez longtemps... - Tu profiteras, lui ai-je dit, et tu verras sur place l'état de ton frère s'améliorer, inch'Allah et ..., - Kamel, m'interrompait-il, éploré, abattu et, en sanglotant, il me lançait désespérément : Si Youcef est parti !..., on vient de m'appeler à l'instant ! Je prends le premier avion demain matin ! Mais moi, à ce même instant, en rompant la communication, j'étais non seulement confondu par la rapidité de cette nouvelle, mais aussi atterré par sa brutalité. Je le dis, ainsi, parce que la mort est un événement toujours douloureux..., par sa cruauté. Que Dieu me pardonne ! Mais, enfin, me suis-je dit, en me ressaisissant, plutôt en revenant à la réalité, pourquoi me lamenter sur la disparition de Si Youcef ? N'est-il pas content – le connaissant fort bien – de sa vie passée autour des siens dans l'honnêteté et la sobriété ? N'est-il pas satisfait de son bilan de militant, lui qui a montré ses capacités de rendement et de sagesse, tout au long des années que lui a prescrites de vivre Dieu, le Miséricordieux, dans ce monde des humains ? Enfin, ne se réjouit-il pas quand il est persuadé que nous l'aimons tous..., si fort ? Alors, je peux me lancer dans la sagesse des grands, pour me faire mienne cette citation de l'un d'eux qui disait à ce sujet : «Partir n'est point partir quand l'amour des proches reste présent dans leur cœur.» Mais, je continuais quand même, malgré moi, ce jeu de questions-réponses, pour me soulager du choc de la mauvaise nouvelle, que je venais de recevoir, m'annonçant la disparition de ce frère si proche et si cher. Et alors, Morphée, n'arrivant pas à me séduire en me prenant dans ses bras, pour que je puisse céder au sommeil, je démêlais, instinctivement, l'écheveau de mes souvenirs, ceux avec cet Homme – que j'écris en majuscule –, de bons souvenirs, en effet, où le militantisme et l'engagement tenaient, chez lui, une place de choix. Mais avant cela, je me remémorais, encore, cette belle et brillante carrière de ce militant silencieux, réservé ou effacé – c'est selon – car peu de ses amis savent que ce fut un intellectuel en son temps, au moment où le pays avait un besoin énorme de gens comme lui. En effet, Youcef Zani, issu de cette famille de nationalistes et de sportifs, a fréquenté les bancs du lycée Bugeaud dans le temps – Emir-Abdelkader aujourd'hui –, ensuite le lycée de Boufarik et, après son bac, il a été droit à l'Ecole normale de Bouzaréah pour se consacrer à une noble carrière dans l'enseignement. En cette période, précisément, le statut d'instituteur lui donnait ce haut rang dans la société algérienne. La place de choix et le haut rang, certainement, mais lui, en étant instituteur à «Fontaine-Fraîche», son premier poste, et en jouant au basket en sélection d'Alger, a-t-il été ébloui par cette appartenance à deux corps qui, pour certains, les laissaient indifférents aux problèmes des leurs, sous le joug colonial ? Non, pas du tout, le jeune Youcef, à peine âgé de 23 ans, en 1955, a décidé d'abandonner tous ces avantages et rejoindre la Révolution. Il avait de qui tenir, bien sûr ! Bon sang ne saurait mentir, n'est-ce pas ? Ensuite sa contribution engagée et positive au sein du FLN, et le tribunal militaire, une fois arrêté par les parachutistes du général Massu, et les affres de la prison après sa condamnation, et tout le reste..., eh bien, de tout cela, Si Youcef, il ne lui a jamais plu, de son vivant, de s'en prévaloir, ostensiblement, comme le font plusieurs, parce qu'il considérait qu'il n'a fait que son devoir, et son devoir seulement. Cependant, et après le recouvrement de notre souveraineté nationale, à laquelle il a concrètement participé, il nous est aisé de dire, à ceux qui ne le connaissent pas, qu'il a été, dès la constitution du nouvel Etat algérien, membre de la FGA (Fédération FLN du Grand Alger), aux côtés des grands responsables, le coordinateur Zoubir Bouadjadj, les Rabah Bitat, Mohamed Merzougui, membres des 22, Hocine Zahouane et d'autres. En 1965, peu après le coup d'Etat, il est directeur au sein de la SNMC, avec son compagnon de lutte, au sein de la Zone autonome, le P-dg Abderrahmane Benhamida, qui fut le 1er ministre de l'Education nationale dans le premier gouvernement de l'Algérie. Ensuite, il va à l'Unitec, avant de prendre sa retraite. Mais une fois chez lui, est-il parti s'occuper de ses enfants, comme le font tous les retraités ? Pensez-vous... Si Youcef ne pouvait laisser ses compagnons les moudjahidine «au gré des vents»..., il va les assister, en leur donnant le meilleur de lui-même. Il est donc membre de l'ONM – Organisation nationale des moudjahidine – pour la wilaya d'Alger, jusqu'à ce mardi 22 octobre, date qui marque la fin de sa vie, une vie accomplie dans la détermination, avec ses amis, les vétérans de la lutte de Libération nationale. Oui, ces vétérans qu'il ne pouvait quitter, et ne pas rencontrer autour de sujets qui, pour certains, relevaient de l'antédiluvien. Mais lui, par contre, baignait dans ce climat de la mémoire, tant est si bien, qu'à l'annonce de son retour vers Dieu, Tout-Puissant, l'un de ses intimes compagnons affirmait hautement : «La mémoire de la Zone autonome a disparu !» Quelle reconnaissance et quel bel hommage..., en réalité !!! Et je revenais encore à ce frère qui me subjuguait par son humilité, valeur de celui qui est parti comme il a vécu, dans la discrétion.... Je le revoyais, dans toute sa simplicité, exhalant la dignité et le respect. Je revoyais en sa personne le modeste citoyen d'après l'indépendance, celui qui «s'est rangé» pour ne jamais paraître à «une certaine hauteur» qui ne lui ressemblait pas, qui ne lui seyait pas. Il la laissait à d'autres, avides, imposteurs ou profiteurs à jamais, qui ont su saisir les opportunités et leurs substantiels avantages, en se servant abondamment comme s'ils monnayaient leur participation au devoir national. Si Youcef est resté égal à lui-même, il ne voulait pas pénétrer ce négoce pour ne pas perdre cette noblesse du militant désintéressé qu'il était. Si Youcef savait, comme tout bon croyant, que dans la vie rien ne dure éternellement, et qu'il fallait, autant que faire se peut, avoir ce comportement de gens aux esprits honnêtes et conscients qui peuvent la rendre plus calme, plus agréable, plus longue peut-être mais, formellement, plus belle. Car, comme disait un certain poète, romancier et essayiste étranger, progressiste de surcroît : «La mort n'est pas sensible aux statuts, aux richesses, au pouvoir ni aux titres ronflants ; nous sommes tous égaux à ses yeux», et j'ajouterais, pour ma part, «heureusement», d'ailleurs, parce que d'aucuns parmi ces repus de la vie mondaine et adeptes obsessionnels de pouvoirs exorbitants qui donnent le vertige des cimes, n'ont pu croire à cette mort unique, à cette fin sans appel pour tout le monde, et donc n'ont pu s'adapter à une vie normale qui donne, effectivement, du plaisir et du bonheur, lorsqu'on l'aborde avec modestie et probité. Je dis ces quelques impressions, sans aucune gêne, parce qu'avec Si Youcef, nous les abordions, de son vivant en un débat passionné, mais avec beaucoup de franchise et sans amertume... Ainsi, en ce jour de vérité, au cimetière d'El-Kettar, au moment où le monde des «officiels» n'était pas là – fort heureusement, j'allais dire – le Peuple, lui, le mieux ressenti et apprécié en pareille circonstance, parce qu'il est ce contrepoids à l'oubli, a non seulement suppléé cette absence non justifiée, mais a bien marqué, de par son nombre, la cérémonie que le défunt n'aurait peut-être jamais attendue, tellement sa modestie et sa discrétion transcendaient toutes les qualités qu'un authentique moudjahid de sa trempe puisse véhiculer. Oui, le peuple était nombreux et bien là, bien présent, le Tout-Alger et ses environs, qui sont venus pour accompagner le défunt à sa dernière demeure, en même temps, pour lui rendre ce bel hommage dont il est, sans conteste, le meilleur des récipiendaires. Les amis qui, déjà, après la prière du dhor, se pressaient pour rejoindre le domicile mortuaire afin de jeter le dernier regard sur celui qui les a constamment accompagnés, aimés et défendus, ont tenu à ce que cette rencontre soit une manifestation du souvenir. Et de quels souvenirs ! Car il y en avait tellement... Effectivement, il y en avait tellement dans ce cénacle où abondaient des figures illustres de chefs et de simples militants qui ont fait la gloire de la Zone autonome d'Alger. De Yacef Saâdi, leur chef, à Abderrezak Belhaffaf, Malek Hachem, Boualem Abaza, Laïd Lachgar et Boualem Chérifi, sans oublier le «mowgli», pas des scouts, mais celui du groupe de jeunes fedayine, Mourad Benabou, tous ont tenu à être présents aux côtés de leur frère Youcef, depuis l'annonce de son retour chez le Seigneur des Mondes. Ils étaient là, la veille, à son domicile, comme s'ils ne voulaient le quitter que lorsqu'ils jetteraient cette poignée de terre sur ce corps propre et cette conscience apaisée... La mort de Si Youcef a réuni tous ceux qui, peu après l'indépendance et, pour différentes raisons, ont eu, quelque peu, à s'éloigner les uns des autres. Des réactions, somme toute naturelles, quand la plupart ont supporté le poids et les angoisses de la lutte de Libération nationale, de même que ses lourdes conséquences... qui ont façonné des caractères et laissé des empreintes indélébiles. Ainsi, dans un sentiment de sensible alliance, ils étaient là pour remémorer les événements passés, dans une communion d'idées et de sentiments fraternels, et revisiter, forcément, ces moments pénibles, mais combien exaltants qu'ils ont subis en position de jeunes militants d'Alger, à l'instar de tous les autres jeunes militants du pays. Oui, il faut le redire, feu Si Youcef est à l'origine de cette importante manifestation du souvenir, et de quel souvenir, encore une fois, que celui de cette période pénible qu'ils ont endurée et où les militants exaltés ne pensaient qu'à la liberté, ce droit inaliénable de recouvrer leur souveraineté nationale confisquée depuis plus d'un siècle par les tenants d'un colonialisme féroce, inhumain, adepte de la haine et de la sauvagerie !... Ils sont venus, plusieurs époumonés, essoufflés, d'autres s'appuyant sur une canne, en montant cette petite côte qui les mène vers le domicile de leur ami disparu, Si Youcef. Essoufflés, c'est le mot, puisqu'ils n'ont plus l'âge de ces braves patriotes, militants et fedayine de la Zone autonome qu'ils étaient et qui avaient, pour eux, incontestablement, cet enthousiasme et ce dynamisme, soutenus par l'irréversible courage que leur consacraient leurs artères d'audacieux combattants de la liberté. Oui, ils sont venus car, à cet instant précis de la vérité, cet ultime moment où leur ami – que dis-je leur frère Si Youcef – allait rejoindre son Seigneur, ils ont fait le serment de lui exprimer, à titre posthume, leur reconnaissance pour les grandes valeurs qu'il manifestait de son vivant à chacun d'eux. Ils sont venus lui réitérer, en fait, cette reconnaissance, en lui disant par ce geste éminemment fort, avec toute leur compassion, qu'ils avaient toujours apprécié, de son vivant, sa sincère fraternité, sa simplicité, sa bonté, sa pondération, son engagement et sa solidarité pour les justes causes, en toutes circonstances, de même que son honnêteté et surtout son passé exemplaire, voire édifiant, que d'aucuns ne peuvent lui reprocher... N'est-ce pas toutes ces valeurs qui ont fait de lui cet Homme aimé et respecté par ce monde de patriotes de la cause nationale ? Ainsi, à l'heure de l'enterrement, à ce moment d'adieu, la foule compacte, dense et serrée, s'étalait de la porte du cimetière d'El-Kettar jusqu'au portail du CHU Lâadi-Flici. Une bonne distance qui, à travers ce cérémoniel liant le défunt aux vivants, nous donnait cette notion presque exacte du nombre de personnes qui ont suivi le cortège funèbre de notre frère Si Youcef. Quant à moi, en attendant la prière du ‘asr, j'avais comme ce pressentiment, avant la levée du corps, alors que j'étais présent, que je ne pouvais être parmi les premiers, ces privilégiés qui vont lever une pieuse prière à notre frère Si Youcef au moment de sa mise en terre. Car, comme je viens de le dire, une foule impressionnante se ramassait et se condensait de plus en plus dans ce quartier de La Scala, où se trouve le domicile mortuaire. De ce constat de forte présence, n'importe quel chroniqueur de presse tirerait une conclusion éloquente de cet enterrement hors du commun. Ainsi, malgré le coude-à-coude que j'ai souvent utilisé, mon vœu n'a pu être exaucé. Mais l'intention y était puisque, même de loin, mes sentiments à mon frère Si Youcef lui ont été communiqués de par ma foi et mes sentiments les meilleurs pour son auguste personne. Va, Si Youcef, pour moi, tu n'es pas mort car tu as produit. Et «celui qui produit, ne meurt pas !», me disait feu mon ami Yasser Arafat. Tu as laissé ta place très propre, tu as laissé un nom, tu as laissé des traces qui, à l'heure du bilan, parleront en ton nom. C'est vrai car, comme le disait, avec élégance, le Dr Albert Schweitzer : «La seule chose importante dans la vie sont les traces de l'amour que nous laissons derrière nous lorsque nous allons.» Adieu, frère Si Youcef !... K. B.