Apr�s cinq ans sans nouvelle production, le d�miurge kabyle Lounis A�t Menguellet revient avec un album intitul� La Feuille blanche o� les prouesses litt�raires et la finesse du raisonnement ne manquent pas de surprendre l�auditeur. Par Ali Chibani* Dans La Feuille blanche disponible dans les bacs depuis le 24 juillet dernier, Lounis A�t Menguellet a d�cid� de chanter la vie. Il n�oublie pas pour autant que la mort, r�elle ou symbolique, est partout. Dans un album remarquablement men� et, comme le pr�c�dent, marqu� par la �crise du milieu de la vie�, le chanteur-po�te reste fid�le aux id�aux qui ont jalonn� sa carri�re de plus de 40 ans. Il nous invite � r�fl�chir sur des th�matiques complexes et vari�s comme l�angoisse de la mort et la violence. Dans la septi�me et derni�re chanson, Lewgab deg wadu (la r�ponse est dans le vent), une adaptation de Blowing in the wind de l�Am�ricain Bob Dylan, on d�couvre une nouvelle facette d�A�t Menguellet, en l�occurrence celle d�un excellent traducteur et passeur de cultures. L�attente de la lib�ration La chanson �ponyme qui ouvre le nouvel opus aborde le th�me de la cr�ation. La Feuille blanche repr�sente ce �contenant psychique� qui attend un contenu. Le po�te se met en sc�ne comme t�moin de son auto-cr�ation � travers la narration de l�histoire de la venue au monde de son �uvre. Ce n�est pas un hasard si les premiers mots nous situent dans les premi�res heures du jour : �Je me suis r�veill� � l�aube/ Me disant : je vais po�tiser.� Dans cette chanson, A�t Menguellet nous fait comprendre que le po�te, qui a besoin de se lib�rer d�un trop-plein de tension, est l�outil de son �uvre et non le contraire. D�ailleurs, le po�me a une existence ind�pendante du po�te : �Je veille puisque/ Les po�mes refusent ma bouche/ Contre l�insomnie nous lutterons puisque/ Les po�mes refusent l�esprit . De l�aube � la nuit, le po�te est face � �la feuille blanche fig�e/ [Que] la plume refuse de noircir�. La m�taphore de �la feuille blanche fig�e� traduit l�incapacit� du cr�ateur � effectuer son travail de symbolisation. En effet, A�t Menguellet pose cette question � laquelle il est tr�s difficile de r�pondre : la cr�ation est-elle un travail ? Si le po�te s�enferme dans une pi�ce-laboratoire dont les �murs� m�moriels ne font l��cho que des musiques connues, il est incapable de cr�er malgr� ses multiples efforts : �Au milieu de la journ�e/ Je reprenais la plume/ Je regardais la feuille et la guitare/ Dois-je �crire ou chanter/ Les fils refusent de livrer le son que je d�sire/ Les murs ne me renvoient/ Que le son qui m�est familier�. Face � son impuissance � cr�er, le po�te est amen� � effectuer un travail d�introspection et d�auto-analyse : �Je crois savoir maintenant/ O� situer le blocage/ Quand je d�cide d�entamer l��criture/ Mon esprit s�en va/ Il s�en va vers ce qui l�attire� � Le po�te doit donc se d�prendre du plaisir hypnagogique qui le m�ne dans un monde de r�ve o� tout est � sa port�e. Il doit accepter de vivre son angoisse, d��tre face � ses manques et � ses souffrances : �Il ressent la note qui manque/ C�est difficile/ Quand il n�y a qu�un seul doigt de la main qui souffre�. Le po�te : un sujet social qui souffre. Il est aussi un cr�ateur qui embellit le monde. Ses �uvres font la transition entre le monde du possible et la r�alit� comme le sugg�re la derni�re strophe. Elle nous parle d�une feuille remplie � l�insu du po�te surpris par son inspiration : �Quand je me suis lev� pour sortir/ L�esprit incapable de dire/ Je me suis encore/ Retourn� vers cette feuille/ J�y ai trouv� les �crits d�pos�s � comme par magie. Le po�me r�tablit les liens entre le po�te et l�histoire qu�il se charge de transfigurer comme l�indique cette belle comparaison du �po�me� � ��un fil/ Que nettoieront les hirondelles�. L�image des �hirondelles sur un fil� peut renvoyer � la partition musicale mais aussi � la transitivit� de l��uvre litt�raire qui lib�re (nettoie) des pulsions de la mort. Le �fil� est donc r�tabli avec le r�el qui se traduit dans des �uvres qui abordent dans l�ordre : la violence, le rapport � la vie et � la mort et l�exil. Dans Amenugh (la violence), nous parcourons l�histoire du monde, d�apr�s la th�se �volutionniste, � travers une s�rie de fables : un poisson qui en mange un autre, le premier homme face � son image ressentant le besoin d�inventer un dieu pour supporter l��autre� en soi, une nation qui va dominer une autre, un ma�tre d��cole qui condamne l�autorit� paternelle� jusqu�� la fin du monde o� le dernier homme � rendre son souffle se demande avant de mourir : �Contre qui dois-je me r�volter ?� La troisi�me chanson, Serreh i waman(laisse l�eau couler) donne la parole au �fou� qui pr�ne la lib�ration des pulsions de vie. Elle est suivie par �Ce que mon c�ur d�sire� qui construit de nouveaux r�ves et de nouveaux interdits pour assurer au monde un espace de non-violence. �Ghas ma nruh� (m�me si nous sommes partis) est une tr�s belle chanson consacr�e � l�exil. Le �nous� des exil�s se situe dans le hors-temps : �Celui que nous avons laiss� enfant/ Est devenu un jeune homme/ Le temps nous a pressur�s/ Nous en sommes devenus monstrueux�. Le hors-temps est ce qui caract�rise l�ensemble des personnages narrateurs des po�mes cit�s. Ils sont tous chass�s et isol�s par la violence ambiante et cherchent un espace o� ils peuvent se r�inventer et r�inventer le monde. Cet espace d��rection du Nouveau Monde, A�t Menguellet le nomme �ul� (le c�ur), faisant co�ncider ses dires avec la fonction d� asefru (po�sie) comme outil de l�(auto)analyse psychique et de la connaissance historique. La sixi�me chanson, Tagara n tezwert (la fin du commencement) est une �uvre qui exprime le fantasme cannibalique. Elle revient sur tous les chants qui la pr�c�dent, les avale et les rejette sous forme de strophes synth�tiques, de corps d�pouill�s. Nous pouvons donc aborder La Feuille blanche � partir de ce chant-totem, de cette �uvre-ogresse qui rassemble et reconstitue le Moi morcel� du po�te en m�me temps qu�elle r�unit les diff�rentes parties de l�histoire �clat�e de l�Alg�rie. La po�sie, un contre-pouvoir �La fin du commencement� r�duit les chants aval�s � leur signification essentielle. L�auteur commence par livrer son point de vue sur la r�ception de l��uvre orale. Le po�me qui �commence par un simple mot�, avant de trouver son �rythme�, est retenu par un auditeur quand un autre laisse filer sa signification : �L�un comprendra tout ce qu�il [le po�me] d�couvre/ Celui qui ne comprend pas sera r�volt�. Sous la libert� de l�auditeur de bien ou mal recevoir le po�me, se cache en r�alit� la libert� du cr�ateur incarn� par des figures solitaires et d�tach�es du groupe social : le �po�te�, le �fou�, l��exil� et un �Je� narrateur qui reconna�t la subjectivit� de ses propos en ne parlant que de ses �d�sirs� et de ses �refus� ou qui avoue : �Je ne sais pas pourquoi/ La violence a commenc� ce jour-l�. La deuxi�me strophe de �La fin du commencement � reprend La feuille blanche et insiste sur la po�sie comme don cathartique et lib�rateur : �Celui qui �crit [ses mots] est sauf/ Il les offre aux malades�. A travers la synth�se de �Laisse couler l�eau�, le �fou� encourage son interlocuteur � vivre pleinement sa vie. En fait, la �folie� se pr�sente comme ce hors-temps o� sont remises en cause toutes les mythologies qui font autorit�. Il faut pr�ciser ici que l�enjeu principal de La Feuille blanche est la d�l�gitimation des institutions religieuse et politiques par la vie et le po�me institutionnalis�s par le �Je� po�tique et le �Nous� social. Le fou d�veloppe ainsi une utopie po�tique contre l�utopie religieuse �rig�e � son tour, par le peuple, en lieu de rejet du politique : �Laisse le paradis et l�enfer aux autres/ Crois en la vie/ Crois en ce que tu vois/ Pour que tes jours soient meilleurs� (Laisse couler l�eau). L�autorit� de la religion, telle qu�elle est d�finie aujourd�hui en Alg�rie, est une autorit� politique qu�on veut plus imposante que celle de l�Etat. Les deux autorit�s rivalisent de cruaut�. �M�me si le c�ur d�sire ou refuse/ Qu�avons-nous dans les mains/ M�me si l�objet de nos r�ves est b�n�fique/ Qu�est-ce qui va nous l�amener/ Les peines ne nous ont pas �pargn�s/ Nous voulons juste les apaiser/ Nous les affronterons si nous le pouvons/ Sinon nous vivrons avec.� Et la cruaut� de l�autorit� religieuse traduit un d�sir d�affrontement direct ou symbolique avec l�Etat. Nous retrouvons cette autorit� �tatique, dans �la violence�, repr�sent�e par l��cole. L�enseignant qui refuse que l�enfant ob�isse � son p�re, fait entrer l�institution scolaire dans un projet politique qui entend briser la filiation et les liens communautaires. Le ma�tre d��cole veut instaurer une autre communaut� qui int�gre l�id�al �tatique comme id�al social. Mais A�t Menguellet rejette � la fois l�autorit� �tatique et l�autorit� religieuse. Il fait de la �vie� la seule autorit� valable et appelle chacun de nous � en profiter : �Laisse couler l�eau/ Que la vie est courte/ Regarde ceux qui jouissent/ Qui disent : la mort ne frappe qu�une fois/ Laisse ceux qui attendent/ D�attendrir le sort par des pri�res/ Laisse ceux qui r�vent/ De prendre leur revanche au paradis� (la fin du commencement). Pour le �fou�, l�enfer et le paradis sont sur terre et ne pourraient �tre ailleurs. Autant lib�rer les pulsions de vie pour ne pas se laisser submerger par les pulsions de mort. Le Yin et le Yang La quatri�me strophe pr�sente �la violence � comme quelque chose d�inn� que favorise la col�re. Celle-ci peut �tre interpr�t�e comme l�expression de la haine qui constitue une menace interne pour le Moi ou comme la manifestation d�une exigence de justice. �L�exil� aborde ensuite la question de la violence sous le prisme de la rivalit� mim�tique, exacerb�e par le sentiment de la p�nurie, dans un monde cyclothymique qui oscille entre la r�alit� du M�me et le d�sir d�alt�rit� : �Nous sommes partis, au retour rien n�avait chang�/ Un souci ici un autre l�bas/ D�s que nous cherchons le rem�de � un malheur/ Un autre se pr�sente � nous/ La joie est devenue probl�matique/ Le manque am�ne la rivalit�/ Ce sont ses eaux, le fleuve est en crue/ Celui qui glisse sera emport�. Ce passage nous incite � souligner la dualit� de l�isotopie de l��eau�. Si, dans ce cas, elle refl�te la violence et l�anarchie de l��volution historique ; dans la bouche du �fou�, elle renvoie � la �dur�e� interne, au temps individuel. Cette dualit� (individu/groupe, dur�e interne/dur�e externe, ici/l�-bas, R�alit�/Symbole) g�re l�ensemble de La Feuille blanche. En fait, A�t Menguellet a produit une �uvre qui suit la symbolique du �Yin� et du �Yang� qui con�oit le monde comme le fait de la compl�mentarit� des deux forces contradictoires que sont le Bien et le Mal. C�est d�ailleurs le symbole du Tai Ji qui fait la couverture de la pochette de l�album. A�t Menguellet touche ainsi au sens tragique de l�homme comme le traduit cette rupture syntaxique : �D aman-is yehmel w asif � (ce sont [�] en crue). Dans cette phrase, le po�te propose un d�but de r�alisation des possibilit�s chant�es par l�exploration de la langue et l�exercice de sa libert� de remodeler ce qui fait loi. En m�me temps, le m�me signe est soulign� trois fois afin de mettre en relief la violence de l�histoire : la locution emphatique �D� (Ce sont), le substantif �aman� (eaux) et le possessif �is� (ses) renvoient tous au m�me sujet autoritaire : �le fleuve�. Dans La Feuille blanche, il nous semble qu�A�t Menguellet s�est int�ress� aux cons�quences de la d�cennie noire et du r�gne catastrophique de Abdelaziz Bouteflika sur le moral des Alg�riens harcel�s par la mort. Le chanteur-po�te ne veut pas ressembler � ceux qui �cherchent la clef/ Alors qu�ils ignorent o� se trouve la porte/ [A ceux qui] se demandent si le printemps sera beau/ Alors qu�ils meurent sous le gel� (la violence). En appelant les Alg�riens � vivre, il les appelle � ne pas baisser les bras devant l�incurie �tatique qui ravage la soci�t� et � ne pas c�der � la tentation int�griste. Bref, les Alg�riens sont invit�s � tenir t�te, par l�expression de leur d�sir de vivre et par la lib�ration de leur �ros, � toutes les institutions politiques et religieuses. C�est donc tout naturellement que �notre plus grand po�te�, comme le pr�sentait Kateb Yacine, termine �La fin du commencement� en appelant les Alg�riens � inaugurer une nouvelle �re sociale, � innover les outils pour sortir de la violence politique qui n�offre le choix � la jeunesse qu�entre le suicide et la harga : �M�me si le c�ur d�sire ou refuse/ Qu�avons-nous dans les mains/ M�me si l�objet de nos r�ves est b�n�fique/ Qu�est-ce qui va nous l�amener/ Les peines ne nous ont pas �pargn�s/ Nous voulons juste les apaiser/ Nous les affronterons si nous le pouvons/ Sinon nous vivrons avec.� �La fin du commencement�, comme fin d�un temps, veut annoncer le commencement d�un autre temps et d�une autre Alg�rie. A. C. *Ali Chibani pr�pare une th�se � la Sorbonne intitul�e �Temps clos et ruptures spatiales� dans les �uvres de l'�crivain francophone Tahar Djaout et du chanteur-po�te kabyle Lounis A�t Menguellet. Il collabore au mensuel le Monde diplomatique, ainsi qu'� la revue Cultures Sudet au quotidien l'Humanit�. Il est �galement cofondateur du blog litt�raire La Plume francophone.