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Mon voyage en Chine (avril 1975)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 10 - 12 - 2020

Lorsque le Boeing 707 se posa enfin à l'aéroport de Pékin, nous ressentîmes un immense soulagement ! Nous volions depuis 18 heures avec une seule escale dans la fournaise de Karachi (Pakistan). Une autre escale, prévue plus tôt, devait nous permettre de nous dégourdir les jambes à Athènes mais elle fut supprimée pour grève du personnel au sol et nous restâmes dans l'avion. On était au mois d'avril 1975...
La première impression que je garde de cet aérodrome sans prestige, taillé dans la plus pure tradition stalinienne et très peu fréquenté par les compagnies étrangères d'Europe occidentale (seule Air France s'y posait avant d'être rejointe durant notre séjour par Swissair); cette première impression fut une odeur un peu forte qui nous accompagnera durant notre voyage vers la capitale, à travers une route étroite bordée d'arbres verdoyants. Ce n'était ni une bonne odeur, ni une mauvaise. C'était l'odeur de Beijing, capitale de l'Empire du Milieu. A l'époque, Pékin comptait un seul grand hôtel pour étrangers qui recevait toutes les délégations officielles. Il était situé à quelques encablures de la place Tienanmen et de la Cité interdite. Il n'y avait pas encore de tourisme dans un pays sens dessus dessous à cause de la célèbre révolution culturelle qui devait parachever la construction de la société nouvelle sous la dictature du prolétariat. Le livre rouge de Mao se trouvait dans toutes les mains et certainement dans toutes les têtes.
Les idées bourgeoises étaient combattues vigoureusement et il suffisait de se prévaloir de l'art occidental ou simplement d'afficher une préférence pour un film ou une chanson des Etats-Unis pour se voir traiter d'ennemi de la classe ouvrière et, parfois, condamné aux travaux forcés. De grands professeurs, des musiciens émérites, des peintres de renom, des acteurs célèbres, des philosophes, des architectes, des avocats, des intellectuels furent envoyés en camp de concentration parce qu'ils ne cadraient plus avec les orientations de l'art et les idées nouvelles. C'est désormais le réalisme socialiste qui primera partout. L'œuvre artistique doit servir la révolution par la dramatisation des rapports de classe, par la critique négative de la bourgeoisie et des classes exploiteuses et par le triomphe des héros positifs représentant la classe ouvrière rayonnante. Des chants rouges, un théâtre et un cinéma engagés, toute une production littéraire et artistique expurgée de références au romantisme, vit le jour pour galvaniser les masses dans leur conquête des centres décisifs du pouvoir.
Je fus un grand admirateur de cette formidable mobilisation et je n'en voyais que les aspects qui correspondaient à ma vision progressiste, fondamentalement anti-bourgeoise. Je fus acquis au maoïsme parce qu'il me semblait plus proche des réalités économiques et sociales des pays du tiers-monde. Alors que le marxisme-léninisme repose sur la classe ouvrière comme force fondamentale du changement, le maoïsme considère la paysannerie pauvre et sans terre comme le levier de la révolution socialiste. Cela correspondait à ma vision et m'enthousiasma tellement que mon reportage sur la Chine, paru sur El Moudjahid à mon retour, semblait écrit par un fidèle militant du Parti communiste chinois !
J'en suis revenu depuis ! Ce n'est pas tant l'engagement des masses et les idées progressistes que je remets en cause chez moi mais cette facilité à gober la logorrhée doctrinale qui cachait des situations effrayantes. Je m'émerveillais du fait que près d'un milliard de Chinois s'habillaient de la même tenue : le fameux bleu au col Mao. Plus tard, je sus que les femmes devaient écraser leurs seins pour que les deux sexes se présentent sous ces vêtements avec la même silhouette, j'en fus horrifié. Je trouvai normal que les Chinois ne puissent pas posséder une voiture personnelle et qu'ils devaient se satisfaire d'un vélo mais, maintenant, je trouve ridicule que tous les engins motorisés de ce pays appartenaient exclusivement à l'Etat ! Et le comble fut atteint à Tatchai, cette commune populaire présentée au monde comme le summum des réussites de la révolution socialiste.
C'est une communauté vivant de l'agriculture mais le mode de vie la régissant était digne d'un film d'anticipation. Hommes et femmes travaillaient dans des brigades mixtes se relayant pratiquement toute la journée. En rentrant chez eux, les couples ne voyaient pas leurs enfants. Ces derniers vivaient dans des établissements à part où ils étudiaient, se nourrissaient et dormaient tout le temps. En visitant l'intérieur de ces maisonnettes alignées dans un ordre parfait, je vis partout le même mobilier. Vive l'égalité ! Il y avait le même portrait de Mao partout. Seule liberté laissée aux couples : le deuxième cadre en bois (ah, le cadre en bois !) accueillait les photos familiales ! On était dans le délire total. Et si Mao vivait dans un dénuement extrême pour rester proche des masses, rien ne dit que les autres dirigeants communistes ne se vautraient pas dans le luxe.
Une anecdote bonne à raconter sur ce lieu : aux alentours de Tatchai, on nous montra une immense surface plane que nous dominions d'un python, une vallée fertile et dont l'horizon se perdait au loin. « C'était une montagne ! » traduisit notre accompagnateur.
- Mais quelle montagne ?
- La montagne qu'il y avait ici. Très haute !
- Mais où est-elle ?
- Elle a disparu !
- Vous rigolez ! Comment une montagne peut-elle partir en fumée ?
Il nous montra les dizaines de milliers d'ouvriers en bas : « Ils ont commencé par le haut puis sont descendus progressivement jusqu'à la faire disparaître cette montagne ! » Comme preuves, nos hôtes nous montrèrent une série de photos où l'on voyait nettement la fameuse montagne fondre comme du beurre au soleil. Et tout cela, sans une seule grue, un seul tracteur !
On peut critiquer la Chine communiste mais l'on n'oubliera pas de rappeler que Mao avait pour mission d'unir un pays marqué par les luttes intestines et les rivalités tribales et où la famine faisait des ravages. Ce pays arriéré, totalement sous-équipé, vivant encore au moyen-âge dans certaines régions, devait d'abord se relever des longues guerres imposées par des ennemis farouches dont le Japon voisin qui commit les pires atrocités. Donc, le premier défi de Mao fut d'offrir un bol de riz à chaque Chinois. Il réussit ce pari au prix de lourds sacrifices et d'une organisation sociale proche de la vie carcérale parfois. Pétri dans le même moule idéologique, Zhou Enlai fut un compagnon fidèle de Mao dont il atténuait parfois les mesures les plus radicales. Par exemple, quand Mao voulait écraser l'opposition, Zhou Enlai le persuadait plutôt de la manipuler. Grand diplomate, il tissa des liens sereins avec l'Occident. Nous avons observé de près son caractère posé et sa parfaite maîtrise des sujets économiques et des relations internationales au cours d'une brève visite au Premier ministère.
Durant un mois, entrecoupé par un séjour en Corée du Nord voisine, contrée encore plus fermée que la Chine de l'époque, nos voyages en train nous menèrent aux quatre coins de ce pays-continent. Partout, les mêmes images d'arriération sociale, d'embrigadement partisan et d'infinie tristesse dans les yeux des passants. Comment ce pays s'est-il frayé son chemin pour devenir une puissance mondiale qui est en train de rivaliser avec les économies les plus fortes du monde ? En voyant les images de ces cités florissantes et modernes, surmontées de gratte-ciel dépassant les nuages et en contemplant ces visages heureux, ces lumières et ces couleurs futuristes, j'ai du mal à me souvenir de cette vieille et déshéritée Chine où nous débarquâmes par une soirée fraîche d'avril 1975...
M. F.
(À suivre)


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