[email protected] Quand un peuple ne ressent pas la nécessité d'une Constitution dans sa vie publique, quand il ignore son utilité pour les personnes et les biens, quand il pense pouvoir s'en passer parce qu'il est entre les mains de Dieu, c'est peine perdue de lui en parler ou de chercher à lui en imposer une, car ce n'est pas encore le moment. Tant qu'une communauté d'individus n'a pas atteint la qualité de corps civique, de société civile, elle n'a pas besoin de Constitution, bonne ou mauvaise. Sur le territoire de la Tunisie voisine, Carthage avait déjà sa Constitution cinq ou six siècles av. J-C et Aristote l'enseignait au monde grec comme un modèle dans son livre La Politique où il écrit : «Les Carthaginois possèdent des institutions excellentes ; et ce qui prouve bien toute la sagesse de leur Constitution, c'est que, malgré la part de pouvoir qu'elle accorde au peuple, on n'a jamais vu à Carthage de changement de gouvernement, et qu'elle n'a eu, chose remarquable, ni émeute ni tyran.» Nous autres Algériens avons vécu pendant des millénaires sans Constitution et sans que nous nous en portions plus mal apparemment, puisque nous sommes là, au complet, en pleine lumière du XXIe siècle, aussi frais et dispos que les nations qui ne sont arrivées à notre époque, pour leur part, que portées par des Constitutions pour lesquelles elles ont déversé leur sang à un moment ou à un autre de leur histoire. Et elles sont prêtes, vous diront-elles, à le verser autant de fois que de besoin pour vivre d'une certaine manière et non de n'importe laquelle. Au XIXe siècle, l'Algérie et la Tunisie portaient respectivement les noms de Régence d'Alger et de Régence de Tunis. La première a été en 1830 le premier et unique pays arabo-musulman à connaître la colonisation de peuplement et à être annexée à la France, tandis que la seconde s'est vu imposer à partir de 1881 un protectorat qui a préservé son système de gouvernement, une monarchie beylicale qui n'a été abolie qu'après l'indépendance (en 1956) par une Assemblée constituante qui a instauré à sa place un régime républicain. C'est cette même instance qui a rédigé la Constitution de 1959 qui sera abrogée après la révolution de 2011. C'est en 1963 que nous avons entendu parler pour la première fois d'une Constitution algérienne. Mais à peine a-t-elle été écrite dans des conditions rocambolesques qu'elle était foulée aux pieds par le président Ben Bella avant d'être complètement effacée des mémoires par le président Boumediene parce que l'un et l'autre ont estimé qu'elle les empêchait de s'adonner pleinement à l'art divin de gouverner seul une nation. Ils prétendaient aimer éperdument la leur et vouloir la protéger contre les «ennemis» qu'ils avaient inventés pour faire peur au peuple de douars que nous étions : jalousie des autres peuples, bourgeoisie compradore, néocolonialisme français niché tel un diable dans les Accords d'Evian, impérialisme yankee suceur du sang des opprimés... Aucun de ces ennemis, ni personne d'autre d'ailleurs, ne nous a jamais fait le moindre mal, et tous nos malheurs et humiliations, dont celle d'être les derniers en presque tout dans le monde, proviennent de l'ignorance et des maladies psychiques de ceux qui nous ont dirigés par la force, la fraude et la fourberie. Presque tous sont le produit de contes et légendes, ont eu un parcours obscur et leur biographie est pleine de zones d'ombre. La seule chose de clair dans leur vie, c'est le bilan catastrophique qu'ils ont laissé derrière eux. Il est significatif que le mouvement national tunisien soit apparu en 1920 sous le nom de «Destour» (Constitution) et continué, avec Bourguiba à partir de 1934, sous celui de «Néo-Destour», alors que le mot n'apparaît dans aucun sigle ou document des partis du mouvement national algérien ou de ceux qui viendront après eux à partir de 1989. Nul n'y a songé parce que le mot ne renvoie à rien dans notre inculture. Aucun Algérien n'acceptera d'aller en prison, de tomber en martyr ou de s'immoler par le feu pour ce... non-sens. Pour un match de football, une rixe de voisinage, un logement social ou le prix d'un produit de première nécessité, ça va de soi ; pour l'islamisme et le charlatanisme, cela s'est déjà vu à une très grande échelle et se verra encore ; pour l'amazighité, quelquefois ; pour l'autonomie de telle région du Nord ou du Sud dans les années à venir, c'est certain ; mais pour la Constitution, il faudra qu'il pousse des dents aux poules. Lorsqu'il fut question, après la révolte populaire d'octobre 1988, de doter l'Algérie d'une Constitution démocratique pour l'ancrer dans le monde moderne, l'islamisme, qui avait pris possession de la scène politique tel un «afrit» jailli du fond d'une bouteille, répondit par la bouche de foules délirantes : «La mithaq, la doustour, kal Allah kal erraçoul !» (Nous ne voulons ni charte ni Constitution, mais la parole d'Allah et du Prophète !) Les islamistes ont raison : le gros de notre peuple n'a besoin ni de charte ni de Constitution, mais, selon les circonstances, de guides détenteurs de la science révolutionnaire infuse ou de gourous détenteurs de la science religieuse infuse. Ils ont alterné dans notre histoire comme aux Etats-Unis le parti de l'âne et le parti de l'éléphant. «Vox populi, vox dei» dit le proverbe latin : en temps de démagogie comme de bondieuserie. Et voilà qu'il est de nouveau question de Constitution sans que le peuple comprenne pourquoi et pour quoi faire. Il ne voit pas le rapport avec sa situation et son pouvoir d'achat en perpétuelle érosion. Il sait vaguement que la Constitution est devenue une obligation dans le monde, un peu comme le permis de conduire pour circuler en voiture, et l'ONU et les ONG des sortes de gendarmes qui peuvent interpeler un Etat et lui demander ses papiers pour vérifier qu'il est en règle. La Constitution ne concerne donc que les conducteurs de nations tenus de se conformer au code de la route, et le contrôle ne s'étend pas nécessairement aux performances du véhicule, au confort des passagers ou à leur destination. Tant qu'il ne constitue pas un danger pour les autres, il peut aller où il veut. Nos frères tunisiens passent actuellement par des moments difficiles inhérents à leur transition d'un régime despotique obsolète vers un régime démocratique moderne. Leur économie ayant été reléguée au second plan par la Révolution puis par la transition politique qui n'est pas encore bouclée, ils ont besoin d'aide et je crois qu'ils en ont trouvé auprès de nous. Mais ce n'est pas parce qu'on a vu pour la première fois une fourmi besogneuse demander l'aide d'une cigale fière de ses décibels qu'il faut croire à une erreur de jugement chez l'auteur de la fable qui a mis en scène les deux bestioles. Les «mendiants et orgueilleux» qui envisageaient au début des années quatre-vingt-dix de vendre Hassi Messaoud avant que le FMI ne leur tende une main secourable (ils le couvriront d'insultes après), c'est nous. Le «clochard avec 200 milliards en poche» comme a titré récemment l'auteur d'un article publié dans un journal en ligne, c'est encore nous. Pas les Tunisiens qui ne sont pas en faillite, mais seulement en panne. Eux, sont en voie de restructurer leur Etat et leur économie car, en connaissance de cause, ils ont préféré reculer un peu afin de sauter plus loin dans le futur. Avant leur Révolution, ils exportaient pour une quinzaine de milliards de dollars par an en produits manufacturés (trente fois plus que nous), et ce n'est pas eux qui venaient se déstresser chez nous, mais nous qui allons chaque année chez eux par centaines de milliers pour nous reposer de nous-mêmes. Nous pouvons considérer que nous sommes en meilleure posture qu'eux puisque nous ne sommes pas en cessation de paiement malgré que nous ne possédions pas une économie mais juste des puits de pétrole et de gaz. Mais en termes d'Histoire, en termes de monnaie de l'Histoire, c'est-à-dire de valeurs sociales et de conscience politique, ils nous dépassent de beaucoup. Si ce qui a précédé ne suffit pas pour en être persuadé, on peut remonter à une période plus récente de l'histoire de Carthage, quand Hannibal a failli raser Rome de la carte du monde tandis que Massinissa le combattait avec autant de rage que Scipion l'Africain, ce qui allait se solder quelques décennies plus tard par notre colonisation mutuelle par les Romains. On peut se rappeler aussi, si on le savait mais qu'on l'a oublié, que la première revendication de l'indépendance de l'Algérie remonte à janvier 1919, quand trois Algériens et trois Tunisiens se sont associés dans un «Comité algéro-tunisien» pour adresser au Congrès de la paix de Versailles et à l'auteur des fameux «Quatorze points», le président américain Woodrow Wilson, un «Mémoire» dans lequel ils réclamaient «l'indépendance complète» des deux pays. La vie de feu Tewfik al-Madani est à elle seule un émouvant témoignage du croisement des destins des deux pays au siècle dernier. Comme on peut se suffire d'un retour à la période de libération de nos deux pays dans les années 1950. Là, ce n'est pas moi qui parle mais la Déclaration du 1er Novembre 1954 : «Les évènements du Maroc et de la Tunisie sont... significatifs et marquent profondément le processus de la lutte de libération de l'Afrique du Nord... Aujourd'hui, les uns et les autres sont engagés résolument dans cette voie et nous, relégués à l'arrière, nous subissons le sort de ceux qui sont dépassés. C'est ainsi que notre mouvement national, terrassé par des années d'immobilisme et de routine, mal orienté, privé du soutien indispensable de l'opinion populaire, dépassé par les évènements, se désagrège progressivement à la grande satisfaction du colonialisme.» Les Tunisiens sont en effet passés à la lutte armée contre le protectorat français bien avant nous contre le colonialisme français, et c'est pour les désigner que le mot «fellaga» a été inventé avant d'être appliqué à nos combattants. Ceci pour hier. Remplaçons maintenant les expressions «notre mouvement national» par «nos partis politiques et notre société civile» et «colonialisme» par «despotisme», et nous constaterons que les Tunisiens nous ont devancés comme ils l'ont fait dans l'Antiquité, au XIXe siècle, dans les années cinquante et en 2011 où, en trois semaines, ils ont fait son affaire à Ben Ali. Ils ont mis fin au règne d'une famille prédatrice et «sont engagés résolument dans la voie de la libération» tandis que nous, «relégués à l'arrière, nous subissons le sort de ceux qui sont dépassés», ceux qui ont accepté un 4e mandat pour un homme plus mal en point que ne l'était Bourguiba lorsqu'il a été écarté du pouvoir et assigné à la convalescence qu'il méritait. Nos frères tunisiens doivent pouvoir compter sur notre solidarité enrobée dans le plus grand respect car ils la méritent à divers titres en rapport avec le passé, le présent et l'avenir. Pendant notre lutte de libération, ils nous ont offert leur pays en entier, reçu des centaines de milliers de réfugiés et sacrifié des centaines de vies pour notre cause dont le village de Sakiet Sidi Youssef est resté le symbole. Un souvenir me revient ici : En 2002, le président Ben Ali est venu en visite officielle en Algérie et le président Bouteflika m'avait chargé de lui tenir compagnie pendant son séjour comme le veut un usage protocolaire. Je devais être en permanence à ses côtés, y compris dans son véhicule. J'ai eu ainsi l'opportunité de parler avec lui librement, de l'observer et, oserai-je dire, de l'analyser. C'est ainsi qu'il m'a raconté l'épisode de Sakiet Sidi Youssef où il se trouvait à la tête d'une section militaire et montré sa jambe profondément marquée par les séquelles du raid aérien qui avait décimé son unité et l'avait laissé pour mort. D'où son air dodelinant quand il marche. C'est une villageoise qui l'a tiré des décombres, lui sauvant la vie, m'a-t-il raconté avec émotion. Et il ajouta que c'est une fois devenu président et qu'il était en visite dans la région que cette brave femme s'est fait connaître de lui. Tout le monde, dit-on, est doté de la faculté de percevoir autrui à travers les «ondes» qu'il dégage et renseignent intuitivement sur sa nature réelle, indépendamment de ce qu'il peut dire ou faire. Je dois avouer qu'il se dégageait de cet homme des ondes «positives» qui détonnent avec ce qu'on sait de son règne. Il me reste de lui en tout cas le souvenir d'un homme affable, d'une grande simplicité et que son ego n'étouffait pas. Ceux que le mystère de la naissance des sociétés et des transitions démocratiques intéresse ont pu voir, en suivant à travers les médias l'exemple tunisien, comment une nation peut faire pour se doter d'une Constitution démocratique ; comment un peuple exerce effectivement son pouvoir constituant à travers ses élus ; comment des forces politiques opposées par les idées et les intérêts finissent par s'entendre sur des compromis pour sauver leur pays. Les Tunisiens ont eu quatre Constitutions en presque trois mille ans : celle de Carthage, de 1861, de 1959 et de 2014. Je n'ai pas pris en compte le «Pacte fondamental» de 1857 qui est une sorte de «déclaration des droits des sujets du Bey et de tous les étrangers vivant sur son territoire», et de la «loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics» de 2011, dite «petite Constitution», qui a été élaborée par l'Assemblée constituante pour gérer la transition. En ce qui nous concerne, nous en avons eu quatre en trente-trois ans (1963, 1976, 1989 et 1996), mais c'est comme si nous n'en avons pas eu du tout puisque aucune d'elles n'a été respectée. La nouvelle Constitution que l'Assemblée constituante tunisienne a adoptée le 26 janvier dernier et qui a été promulguée le 10 février est un véritable petit chef-d'œuvre de réalisme, de créativité et de modernisme. Les 147 articles qui la composent (hors les «dispositions transitoires» contenues dans les articles 148 et 149) ont été écrits et débattus âprement entre 2011 et 2013 et votés l'un après l'autre en plénière entre les 3 et 26 janvier, jour où l'Assemblée a adopté le texte définitif avec 200 voix pour, 12 contre et 4 abstentions. On n'y trouve pas l'empreinte d'un homme ou l'odeur d'une idéologie, mais la signature en lettres étincelantes de la société tunisienne représentée par son élite politique, la patine du peuple qui porte l'idée de «destour» chevillée à son âme depuis la fondation de Carthage il y a vingt-huit siècles. Cette Constitution est née dans la transparence totale, idée par idée, article par article, phrase par phrase, bribe par bribe, mot par mot. Parfois les travaux s'interrompaient, les désaccords devenaient insurmontables, on craignait l'échec, et il est même arrivé que l'Assemblée soit menacée de dissolution. Les Constitutions qui ont duré dans l'Histoire et assuré l'essor moral et matériel des peuples qui les ont écrites de leur sang sont toutes nées de cette façon. Elles ne sont pas sorties, comme chez nous depuis 1963, toutes prêtes de l'obscurité et de la clandestinité, chargées d'arrière-pensées et de chausse-trappes, conçues comme on trame un complot, dans un atelier que personne n'a vu ni ne connaît les personnes qui y ont travaillé. Elles n'ont pas fonctionné, elles n'ont pas été respectées, parce qu'elles étaient insincères, artificielles, sans lien avec l'âme du peuple ou ses besoins. On en fera autant qu'on voudra, elles ne marcheront pas et le pays se bloquera encore, le sang coulera de nouveau et notre histoire continuera à être un tissu de mensonges. La Constitution tunisienne, elle, tiendra comme celles de Carthage et de 1959 parce qu'elle émane d'une société consciente et souveraine et non des diableries d'un homme ou d'un clan. N. B. PS : Dans la précédente contribution («Tel homme, telle Constitution»), l'extrait de la Plateforme de la Soummam que j'ai cité a été mal reproduit à son début. Le voici, rétabli : «La psychologie de Messali s'apparente à la conviction insensée du coq de la fable qui ne se contente pas de constater l'aurore, mais proclame "qu'il fait lever le soleil"... Le soleil se lève sans que le coq y soit pour quelque chose...» Je signale aussi que la citation de Ferhat Abbas commence par «Après l'OAS» et se termine sur : «Plus prompts à se servir qu'à servir.» Dimanche : La fascination française.