Jeudi soir, le Théâtre régional de Béjaïa a connu une soirée assez singulière : les 13es Rencontres cinématographiques tirent vers leur fin et c'est avec une série de films plus déjantés les uns que les autres que cet événement dit au revoir à ses habitués. A un jour de la clôture, les Rencontres cinématographiques de Béjaïa ont entraîné leur public sur des géographies cinématographiques pour le moins surprenantes. D'abord, La nuit et l'enfant de David Yon, une œuvre hybride qui tangue constamment entre fiction et documentaire. Tourné dans les steppes de Djelfa sans autorisation, ce film est porté par Lamine, un jeune homme empli de la mémoire traumatique de la décennie noire, et Aness, un enfant qui l'accompagne sur les routes obscures et tantôt le sécurise, tantôt partage ses peurs et ses angoisses. David Yon aligne des tableaux d'une rare beauté en suivant ces deux personnages à la quête d'une catharsis : l'adulte traîne ses souvenirs douloureux, semble toujours fuir des assassins potentiels, sème ses poèmes aux quatre vents et oscille entre ombre épaisse et lumière frétillante. Aness, lui, est virginal et entretient un rapport intimiste avec la nature : une abeille qui agonise, une flamme qui éclaire un bout de chemin, une steppe pénétrant l'horizon, une source empoisonnée... Les deux partagent cette errance intérieure qui permet à Lamine de juguler ses craintes et à Aness de mieux comprendre le monde. Complexe et lunaire, la mise en scène de David Yon sublime chaque propos et sait offrir au silence le temps et l'espace pour approcher l'indicible. De ce fait, le film peut être éprouvant car dans sa volonté de recréer par l'image ces atmosphères transcendantes et floues dans lesquelles baignent les personnages, La nuit et l'enfant suit un rythme quasi-cardiaque et assume ses lenteurs, ses hésitations et ses doutes. Il a également le mérite de nous laisser la liberté totale d'interpréter chacune de ses séquences et de sans cesse interroger l'essence de ce film : documentaire ou fiction ? Les deux ? On sera tenté de dire qu'il s'agit d'un documentaire intérieur en ce sens que Lamine et Aness font coïncider leur périple nocturne avec le voyage essentiel en eux-mêmes : interrogeant l'intime et l'inavouable, le réalisateur a su transposer l'esthétique de l'image sur la psyché abyssale du texte, ce qui donne un poème filmique des plus fascinants. Plus tard, un autre cinéaste, algérien cette fois-ci, nous fera faire l'expérience du dedans avec une histoire étrange : Serial K. est réalisé par le talentueux Amine Sidi Boumediene (Demain, Alger et L'île). Un homme campé par l'impassible Samir El Hakim vient de sauver un mouton d'un berger sadique, l'emmène chez lui et ressort. Il ira guetter l'arrivée d'une belle jeune femme qu'il prendra compulsivement en photo ; celle-ci le surprend en flagrant délit de voyeurisme, ce qui l'oblige à démarrer en trombe. De retour à la maison, il fonce sur l'animal, prend sa tête entre ses mains et le scrute avec un mélange de haine et de tendresse jusqu'à ce que ses traits se confondent avec ceux de la jeune fille. Alors il l'emmène dans le hangar, le massacre et ressort avec un pied ensanglanté. Il l'accrochera sous la photo de la femme sur un tableau de chasse où l'on découvre grâce à un plan-séquence magistral l'existence d'autres femmes dont les portraits surplombent d'autres pieds de moutons. Serial killer ? Serial kebch ? Le film arborant sobrement ses teintes sépia et son silence intégral, propose peut-être une lecture décalée du problème psychologique le plus sérieux en Algérie : la frustration sexuelle. Formellement, A. S. Boumediene est toujours fidèle à son esthétique vaporeuse et son austérité verbale, ce qui donne un court-métrage intense, curieux et sujet à moult interprétations. On retrouve ensuite un autre genre de «trip» avec Exterminator de Abdelghani Raoui. Considéré comme un réalisateur expérimental, l'artiste est plutôt proche du futurisme dans ce deuxième film alambiqué et plein de messages codés au ixième degré. Deux agents au volant d'une voiture de collection vont récolter une étrange potion à partir d'un écran télé où défilent les images clés de l'histoire d'Algérie, de la période coloniale à nos jours en passant par Octobre 1988 et la décennie noire. Ce jus «mémoriel» sera utilisé comme poison car les deux «exterminateurs» le sèmeront aux quatre coins de la ville, asphyxiant ainsi tout le monde mais semblant épargner les SDF. Cette virée meurtrière est-elle la métaphore d'une refonte totale de la société algérienne par la suppression de sa mémoire douloureuse ? Abdelghani Raoui propose plusieurs clés de décryptage mais il nous invite surtout à plonger dans une technicité massive et une mise en scène complètement disjonctée. Un réalisateur plein de promesses dont on attend d'ailleurs le premier long-métrage avec impatience. Enfin, la soirée de jeudi se clôture avec Je suis mort de Yacine Ben Elhadj. Cet OFNI (Objet filmique non identifié) ne fait évidemment pas l'unanimité. Il faut dire que les partis-pris de ce jeune cinéaste dont c'est le premier long-métrage sont extrêmes et parfois irritants. Cela commence par un premier plan interminable qui révèle déjà la démarche du film : étouffer, bousculer le spectateur et le mettre dans une situation inconfortable sans jamais pour autant le délester d'une curiosité quasiment malsaine. Un adolescent se réveille en sursaut, un étranger l'empêche de respirer en faisant pression sur sa bouche. Cela dure de longues minutes avant qu'il ne relâche son étreinte et lui parle. Il lui révèle d'étranges secrets et lui propose de l'accompagner mais l'enfant refuse. Le rythme change immédiatement dans les séquences suivantes où l'on rencontre un tueur à gages, un père de famille qui en a marre de manger des lentilles et qui se fait harceler par son fils pour l'achat d'un masque de gorille dont il a besoin pour sa pièce de théâtre scolaire. Une voiture volée, des meurtres à la chaîne, un gargotier égorgé, un flic avec un masque de gorille... On se perd, on s'énerve, on veut trouver un fil ne serait-ce que ténu pour s'y accrocher et échapper à cet ouragan narratif mais Yacine Ben Elhadj ne nous laisse aucun répit : tantôt il nous essouffle dans une mise en scène accélérée, tantôt il nous asphyxie avec une improbable lenteur. Certes, cette prise de risque artistique est admirable et percutante mais il semble que le réalisateur soit tombé dans son propre piège : l'insolence de la forme et la complexité dédaléenne du propos ont été abusivement exploitées. Cette attitude poussive va malheureusement ternir la fabuleuse fougue créative du film mais pas pour longtemps : Yacine sait aussi doser ses rythmes, repêcher le spectateur juste au moment où il est sur le point de faire naufrage et relancer la danse folle de son récit. Puis, le coup de grâce : la scène finale de Je suis mort est un cas d'école, une pure merveille cinématographique.