Saâd est fils de boucher. Tayeb, son défunt père, était l'un des rares bouchers ambulants de la région de Tissemsilt durant la période coloniale. C'était un métier noble exercé par un petit nombre de personnes, mais Si Tayeb ne voulait en aucun cas que Saâd lui succède. Ses voisins l'appelaient «le caïd» tellement il était beau et élégant enveloppé dans son burnous blanc. Si Tayeb avait un petit étal qu'il déplaçait avec lui à chaque marché hebdomadaire. Sur son billot, il désossait les carcasses, découpait la viande en morceaux pour la présenter à la vente au détail. Il était aidé par son fils aîné Saâd, quand ce dernier n'avait pas classe. Il voulait qu'il termine ses études, décroche un emploi qui lui assurerait un salaire mensuel et lui vienne en aide pour subvenir aux besoins de sa grande famille qui vivait tant bien que mal durant cette période. A chaque sortie avec son père et au moment du déjeuner, Si Tayeb découpait quelques beaux morceaux de viande pour son fils et lui demandait d'aller les faire cuire sur le gril du vendeur de brochettes d'à côté. Saâd appréciait beaucoup ce moment où il faisait plaisir à sa petite panse ! Au fond, il aimait le métier de son père et ne s'en lassait point... mais il savait pertinemment que son père voulait le voir dans n'importe quel autre emploi, sauf celui de la boucherie ! Saâd se souvient particulièrement d'un après-midi. Il était 16 heures. Ayant passé le reste de la journée avec des camarades de classe, il revenait à la maison, une montre à la main, qu'un de ses amis lui avait demandé de lui garder. A cette époque, c'était un objet de valeur et un enfant ne pouvait pas en posséder. Son père était sur le seuil de la porte en train de délacer ses chaussures. Il venait d'arriver du marché. Sa mère avait vainement cherché Saâd pour lui faire une commission et s'était plainte de son absence. - Le voilà, dit-il, n'aie crainte, il te revient. Et avec une montre au poignet ! - Dieu merci, s'il n'apprend rien à l'école, il ne perd pas son temps avec ses camarades. Dès qu'il vit la montre, il prit son fils par l'avant-bras et lui demanda : «qui te l'a donnée ?» «C'est Djelloul, le fils de notre voisin. Il m'a demandé de la lui garder pour la nuit.» Il le traîna illicopresto vers la maison de leur voisin et lui remit la montre. Leur voisin lui dit : «justement je l'avais cherché partout pensant qu'elle m'avait été volée.» Il a eu, ce jour-là, la raclée de sa vie qu'il n'a jamais oubliée. Après l'indépendance, Saâd termina ses études et intégra le secteur de l'éducation en tant qu'adjoint de l'éducation. Puis, grâce à de petits stages de formation, et vu le manque flagrant de personnel à cette époque, il décrocha un poste dans les services de l'intendance. De son vivant, son regretté père ne cessait de lui demander de s'occuper et de veiller sur ses petits frères, lui qui était devenu, avec l'âge, faible et incapable de déplacer son étal. Il insistait surtout sur son fils Lahcen, le cadet, le plus vulnérable de la fratrie. Ce dernier trouvait des difficultés à s'adapter au monde extérieur. Pour Tayeb, saâd était son seul espoir. Il l'écoutait en silence et admirait sa sagesse. Après la mort de son père, il sentit la lourde charge qui pesait sur ses épaules. Une grande responsabilité vis-à-vis de sa petite famille, de sa mère et surtout de ses trois frères et trois sœurs. Conscient de ce qui l'attendait, Saâd redoubla d'efforts, exerça, en plus de son travail, des petits boulots. Il lui est même arrivé à vendre des sardines, et ce, juste pour arrondir ses fins de mois et pouvoir mettre à l'abri les membres de sa grande famille qui, en grandissant, leurs besoins croissaient. Un jour, en rentrant d'un long voyage dans sa petite camionnette, il avait acheté au bord de la route tout un chargement de petits pois à bon prix. Fatigué, il demanda à son frère Lahcen, histoire de le responsabiliser et de lui donner des leçons de vie, de le revendre au marché de la ville. Ce jour-là, un jour de marché, il acheta un peu de viande, un chapelet de tripes et des légumes. Eh oui, il voulait rentrer chez lui à la façon de son défunt père : un panier en osier à la main bien garni. Désormais, ce panier en doum, qu'on voit malheureusement très rarement de nos jours, accompagne Saâd tout le temps, surtout les mercredis au marché hebdomadaire de Hamadia. Pour ce qui est de la viande, aucun boucher ne lui résiste. Bien au chaud dans sa qachabia en poil de chameau, il reconnaît facilement la bonne viande et surtout qu'on n'essaye surtout pas de lui faire passer de la viande caprine pour de la viande ovine ! Grâce à son sérieux, sa compétence et surtout sa clairvoyance, Saâd gravit les échelons et fut promu intendant. Il maria ses trois sœurs et assura un poste d'emploi à ses trois frères qui convolèrent à leur tour grâce à lui. Lahcen, le naïf que personne ne pensait qu'un jour il réussirait à se faire une place dans la société, devint concierge dans un établissement scolaire et se forgea une forte personnalité. Il était respecté de son entourage, et ce, grâce à une prise en charge psychologique, aux conseils et au soutien sur tous les plans de Saâd. Actuellement, se sentant un peu libéré, Saâd s'occupe de ses enfants et même de ses petits-enfants qui l'appellent «h'bibi» pour lui témoigner leur grand amour. Eh oui, il est grand-père et son rêve le plus cher, actuellement, est d'ouvrir une boucherie moderne pour ressusciter le métier de son regretté père. Et comme pour pérenniser l'amour de la boucherie, Hamid, l'un de ses fils, adore lui aussi le métier de son grand-père et n'attend que le jour où il réalisera à son tour son rêve. Nostalgie quand tu nous tiens ! Eh oui, on finit toujours par être le fils de son père, quel qu'il soit.