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KABYLIE STORY II
Seddouk Ouffella : solitude post-mortem de Cheikh Aheddad Par Arezki Metref
Publié dans Le Soir d'Algérie le 17 - 10 - 2005

Taos, ma vieille complice d�Akbou, a un contact. Un confr�re, qui habiterait Seddouk, lui avait dit qu�elle pouvait compter sur lui. En grimpant dans la Hyundai bleu p�trole conduite par Mustapha, un copain d�Alger que j�entra�ne dans ces nouvelles p�r�grinations, elle se d�sole de ne pas me donner de r�ponse. Le confr�re ne r�pond pas au t�l�phone. On essaye une derni�re fois. La voix m�tallique du r�pondeur nous apprend invariablement que le correspondant est injoignable. On va tout de m�me � Seddouk, apr�s un crochet par Sidi Yahia, le marabout thermal qui fait un tabac. N��tant plus tout � fait une piste, la route n�est cependant pas encore confortablement carrossable. Conclave dans la voiture : compte tenu du peu de temps dont nous disposons, mieux vaut sacrifier Sidi Yahia. Il sera encore l�, un autre jour.
On pr�f�re foncer sur Seddouk, dans l�ignorance de cette nuance d�cisive : c�est qu�il y a Seddouk bada�, le bas, Seddouk Oufella, le haut, et Seddouk centre. C�est l�-dedans que nous arrivons. Les rues sont tir�es au cordeau. Il ne serait pas �tonnant que, comme dans certaines villes des Etats-Unis, les rues portent des num�ros plut�t que des noms. On avait imagin� que le souvenir de cheikh Aheddad nous sauterait dessus avant m�me qu�on foule le sol de la ville. On avise deux personnes �g�es, bavardant sur des chaises � m�me la rue. Elles doivent pouvoir nous orienter. La t�che de demander m�incombe parce que Taos est timide et Mustapha ne parle pas kabyle. Je fais ce rapport � mes camarades de voyage : on doit faire demi-tour et, au croisement, reprendre la direction de Bouga� pour rallier Seddouk-Oufella, village natal du cheikh. On a du mal � sortir de la ville. On recourt une fois de plus � un passant. Comme la premi�re fois, c�est une personne �g�e qui nous indique une �picerie dans un virage. �Celui qui la tient est de la famille du cheikh�, dit-il. C�est bon � prendre. Mais on a d� rater le virage. On tombe tout de m�me sur la statue du cheikh. Si mes informations sont bonnes, elle a �t� �rig�e � l�endroit m�me o� le guide de la confr�rie Rahmanya a proclam� le jihad contre les Fran�ais. Nous sommes le 8 avril 1871. Cheikh Aheddad conduit la pri�re � Souk El Djem�a, appuy� sur ses enfants, M�hand, lieutenant de Boubaghla lors de la r�volte de 1851, et Aziz. Le cheikh projette son b�ton � terre et dit : �Nous jetterons les envahisseurs � la mer de la m�me mani�re que je jette ce b�ton � terre.� L�insurrection est partie. 15 000 hommes prennent les armes sous la banni�re d�Aziz et de M�hand, avec la b�n�diction de cheikh Aheddad. Retour � notre croisement d�origine. Pas question de se tromper de direction cette fois-ci. On prend bien Boug�a. �a grimpe du diable ! Comme partout, les constructions poussent dans les endroits les plus inattendus. On traverse un gros bourg aux carcasses �tal�es � travers les mamelons. Dans la voiture, la lassitude commence � gagner. Taos me confie qu�elle ne s�imaginait pas que le village de cheikh Aheddad puisse se nicher si haut. Mustapha, lui, se concentre sur la conduite. Les virages se succ�dent entortillant une route d�serte. Un arc de triomphe en m�tal plant� � l�entr�e d�un chemin vicinal informe : �Seddouk Oufella, village historique, Cheikh Aheddad, 1871�. Le village est adoss� au mont Achtoug. Dominant d�une bonne t�te la plaine, Seddouk Oufella a quelque chose du nid d�aigle qui n�a rien � craindre des attaques terrestres. Depuis la route, il faut rouler un bon moment avant d�entrer dans le village. Premi�re bonne surprise : peu de baraques d�ostentation, ces colifichets des nouveaux riches qui �maillent la Kabylie de leur brillance de stuc et de parpaing. Les maisons ont �t� reconstruites souvent � l�ancienne. Le mat�riau de base demeure la pierre de taille et le ciment, un m�lange de terre et de paille. �a dresse des murs pour des si�cles ! Dan0s les rues escarp�es, le silence est comme le sympt�me d�un recueillement �ternel. La r�pression du soul�vement de 1871 est encore tapie dans les m�moires. Elle est transmise comme un h�ritage de la r�sistance. Lorsque la r�volte a �t� �cras�e, les hommes de la famille Aheddad sont arr�t�s et leurs biens mis sous s�questre. Le tribunal de Constantine, devant lequel les insurg�s sont pr�sent�s en 1873, reconna�t la culpabilit� du cheikh dans la proclamation de la r�volte. Le juge lui ass�ne le verdict : �Le tribunal vous condamne � 5 ans de prison�. Cheikh Aheddad r�torque : �Dieu ne m�accorde que 5 jours�. Le sixi�me jour, les gardiens le retrouvent mort dans sa cellule de la prison de Constantine. Son fils M�hand est d�port� en Nouvelle-Cal�donie. Aziz, son cadet imp�tueux, celui qui aurait convaincu son p�re de donner une caution religieuse � la r�volte des djouad men�e par El Mokrani, est condamn� � mort. Mais sa peine est commu�e en d�portation en Nouvelle- Cal�donie. Lorsque les d�port�s communards sont amnisti�s en 1879 et que Aziz comprend que le gouvernement fran�ais n�avait pas l�intention d�agir de m�me avec les insurg�s d�Alg�rie, il s��vade de l��le. Il gagne l�Australie, puis le Nedjaz. C�est � Paris qu�il meurt � l��ge de 55 ans. Rapatri� en Alg�rie, sa d�pouille est accueillie par des milliers de ferventes ouailles des Rahmanya. Des jeunes sous un pr�au : ils sont prudents. Ils attendent qu�on aille vers eux. Ils ne sont pas surpris d�apprendre que nous sommes l� pour cheikh Aheddad. �Tout le village, ce sont des Belhadad ou presque�, dit l�un deux. Sur le seuil de sa boutique, l��picier nous souhaite la bienvenue. C�est �videmment un Belhadad. Mais la rencontre se fera devant la maison du cheikh, sur cette petite place qui h�site entre la mosqu�e et takhlijt, le quartier du guide spirituel de la tarika. Tayeb Belhadad a 53 ans. Il est ma�on, maigre et il fume cigarette sur cigarette. �Je suis n� ici, j�ai v�cu ici, � l�exception d�une parenth�se insignifiante, et si Dieu veut, je mourrai ici�, dit-il d�entr�e de jeu comme pour expliquer que la branche d�o� il descend n�a pas �t� touch�e par l�exil. Des histoires d��vasion de Cayenne et l��le des Pins sont courantes ici. Les enfants apprennent tr�s t�t que leur arri�re-grand-p�re a fait la belle d�un bagne sous les tropiques et qu�il a fait un crochet par l�Australie ou par Londres. On vous dit �a avec la m�me simplicit� qu�on mettrait � vous confier : �Je suis all� prendre un caf� � Seddouk-Centre !�. Tayeb m�emm�ne visiter takhlijt n�acheikh. Nous p�n�trons par asqif, l�entr�e. La porte, en bois massif, artisanalement �quarri, patin�, est rabattue vers l�int�rieur. Elle s�abrite sous un porche � la voussure en pierre. Une partie de la maison est reconstruite et habit�e par un alli� de la famille Belhadad. Restaur�e, elle est une b�tisse ordinaire, aussi quelconque que ce qu�on construit aujourd�hui. Le bleu du mur jure avec l�ocre de la pierre de taille, mat�riau traditionnel � Seddouk. Des ma�ons sont en train de restaurer la maison, qui fr�le la ruine. �Il y a enfin un geste pour sauver cette maison�, soupire Tayeb. Tout le monde visitait la retraite du vieil asc�te mais aucun de ces responsables qui, � des moments donn�s, venaient gonfler leurs poumons d�oxyg�ne patriotique n�a fait le moindre geste pour que la maison reste debout comme l�a �t� le cheikh face � l�envahisseur. �Un miracle vient donc de se produire�, ironise Tayeb. Les quatre ma�ons qui s�affairent aux extr�mit�s d�afrag, la cour int�rieure, semblent tenus par un �ch�ancier. Deux sont jeunes. Les deux autres sont exp�riment�s. Parmi les deux plus jeunes, l�un est un Belhadad. �Ils retapent la maison � l�ancienne�, pr�cise Tayeb. Il faut juste consolider pour que les murs ne s�effondrent pas. La maison est ce qu�on faisait de mieux � l��poque. Dans la cour, pav�e de ciment, et d�nivel�e, une jarre vieille comme la maison tra�ne plut�t que tr�ne. Des tr�teaux sont dress�s par les ma�ons. A gauche, une pi�ce � la forme g�om�trique relativement impr�cise baigne dans une obscurit� �paisse. Une porte, au fond de la pi�ce, s�ouvre � l�ext�rieur sur une venelle qui sinue vers les rives de la Soummam. Le mur n�est pas perc� de fen�tres, mais juste de petits trous rectangulaires. L�une de ces meurtri�res donne sur la venelle. �Lorsqu�il ne pouvait ni sortir ni recevoir chez lui, dit Tayeb, cheikh Aheddad parlait aux siens par cette meurtri�re sans quitter son refuge�. Takhlijt n�achikh est une cellule monacale � moiti� enfouie sous terre. On y entre en baissant la t�te et, une fois � l�int�rieur, le champ d�action est limit�e. Dans un coin, des �tag�res sont ma�onn�es dans le mur. Tout cela est bien spartiate mais n��tait-ce pas le lieu de vie d�un mystique dont l�asc�tisme a forc� l�admiration de ses contemporains. Le 13 juillet 1871, cheikh Aheddad conduit une d�l�gation de moqadems de la tarika partie � Tizi Lakehal pour offrir la soumission au g�n�ral Saussier. Un militaire fran�ais t�moigne : �Son �ge, ses malheurs, sa figure �maci�e par toute une vie d�asc�tisme et de r�clusion, la dignit� de son attitude frapp�rent les plus indiff�rents et les plus sceptiques de nos soldats.� Pendant toute cette journ�e, raconte-t-on, alors qu�il est gard� sous une tente, cheikh Aheddad recevait les spahis et les auxiliaires alg�riens qui venaient lui baiser la main en signe de respect et de d�vouement. �On va � la mosqu�e si vous voulez bien�, propose Tayeb. Les dalles en ciment, encore fra�ches, sont l��uvre de Tayeb. Axxam n�rabi, la maison de Dieu ou salle des pri�res, est ferm�e par un portail en m�tal. Trois paires de claquettes en plastique marron sont comme stationn�es devant une serpilli�re qui fait office d�essuie-pied. Tout est ouvert, dans cette mosqu�e, sauf la salle des pri�res. La porte d�entr�e construite en arcade, il suffit de la pousser pour p�n�trer dans la cour dall�e. Les lavabos sont accessibles � tout le monde. Tout porte la simplicit� de l�islam traditionnel de Kabylie. Pas la moindre ostentation. Avec ses deux balcons pour l�appel � la pri�re de vive voix, sa hauteur raisonnable, sa forme massive, le minaret est un signe de sobri�t�. Tayeb nous entra�ne vers l�ancienne mosqu�e, celle dans laquelle cheikh Aheddad transmettait le message de la tarika. Il s�installe dans un petit b�timent situ� sur ses terres en contrebas de Seddouk Oufella. Apr�s la spoliation, le b�timent servira d��cole relevant de l��ducation nationale. Que la direction de la confr�rie Rahmanya, la plus puissante de l��poque, s�installe � Seddouk, tout le m�rite en revient au cheikh. N� en 1791, Mohammed Ameziane Ben Ali est issu d�une famille la�que de forgerons. Contrairement � l�usage, c�est donc un homme qui n�appartient pas � un lignage religieux qui dirigera de 1857 � 1873 l�ordre fond� � A�t Sma�l par Sidi Abdarahmane Bou Qabrine, le saint aux deux tombeaux,. L�implication de la Rahmanya, par son chef
d�alors Hadj Amar, dans le soul�vement anti-colonial de 1957 ayant entra�n� la fermeture de la zaou�a, cheikh Aheddad reprend le flambeau � Seddouk, un village vieux de huit si�cles. Il donne � l�ordre non seulement une aura nouvelle mais aussi une perm�abilit� au destin de ses adeptes, ce qui fait de lui � ce jour le symbole d�une mystique de la r�sistance. La mosqu�e est une pi�ce dans un tunnel. Les dalles ma�onn�es dans le mur m�me de part et d�autre du chemin font comme les trav�es d�une assembl�e. Derri�re la maison du cheikh, une porte en fer. Une main innocente a �crit sur le fond couleur rouille : coiffure. Plus bas encore, on tombe sur une galerie qui forme comme un belv�d�re ouvert la vall�e. Deux grandes salles de pri�re ou d�enseignement sont � l�abandon. �Ce sont les khouans (les ouailles) du cheikh, venus de toute la Kabylie, qui ont construit cet ensemble�, dit Tayeb. Tout tombe en ruine. On reprend la galerie dans l�autre sens. Le local de l�association Issoulas, d�di�e � la connaissance de cheikh Aheddad, est ferm�. Les jeunes qui nous avaient vus arriver sont au m�me endroit. L��picier fait la sentinelle devant son �choppe. Tayeb nous invite � prendre un jus Touja chez son cousin. Entre les sandales made in China et les l�gumes de la vall�e, on parle de voyages. Voyage dans l�espace. Voyage dans le temps. �J�ai le regard long et la main courte�, dit Tayeb. Traduire : Je vois et je projette loin, mais ne peux y aller. J�ai promis de citer le nom de l�auteur de ces propos. Il s�appelle Tayeb Belhadad.


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