«On devrait tous travailler à la poste, parce que c'est le seul endroit où la grève a vraiment été suivie. C'est aussi la première fois que la grève a donné de vrais résultats.» Celui qui parle ainsi s'appelle Mouloud et il se trouvait dans «les environs» de la poste d'un quartier à l'ouest d'Alger. Après une heure d'attente, il est toujours à l'extérieur de la minuscule bâtisse, perdu dans une masse compacte qui tente d'atteindre la porte. Une fois franchie la première épreuve, on n'est pas pour autant sorti de l'auberge, puisqu'on vient juste d'y entrer. Commence alors la «vraie chaîne». Le long du mur qui mène à l'unique guichet de retrait installé au bout du «comptoir», on s'aligne. Mouloud n'en est même pas là et il est déjà fatigué. «Pourquoi le ministère a-t-il attendu tout ce temps pour accorder aux travailleurs de la poste tout ce qu'ils demandaient alors qu'il pouvait le faire avant ?» Personne ne répond à Mouloud parce que, pour tout le monde, la réponse est évidente : on veut nous pourrir la vie. Dans la masse compacte, un homme que Mouloud connaît de vue donnait l'impression de vouloir répondre mais quand il a parlé, c'était finalement pour poser une autre question : «Pourquoi les travailleurs de la poste n'ont pas repris une semaine plus tôt alors que le ministre avait déclaré que toutes les revendications des postiers allaient être satisfaites ?» Maintenant que dans la masse compacte qui essaie d'atteindre la porte, tout le monde est à peu près sûr qu'il n'y aura que des questions, un troisième, rassuré de n'avoir pas à attendre de réponse, enchaîne : «Est-ce qu'il y aurait autant de monde pour les retraits d'argent si les Algériens pouvaient payer leurs achats par chèque ou par carte bancaire ?» Celui-là, non seulement il n'a pas eu de réponse mais il a été foudroyé du regard. Seul un vieux en béret basque s'est contenté d'un sarcasme en sourire en penchant la tête dans sa direction. Mouloud voulait poser une autre question mais il l'a oubliée dans l'euphorie de son arrivée à la porte. Plus qu'une petite poussée ferme mais discrète et les choses sérieuses vont commencer pour lui. Il est enfin dans la queue, comme on dit en France. Alors, il s'est posé à lui-même une question : pourquoi on dit «la chaîne» ici et la «queue» là-bas, alors qu'on parle la même langue ? Puis, il s'est souvenu qu'un voisin qui sait tout lui avait expliqué qu'une chaîne, c'est fait pour être rompue et une queue pour être respectée. Puis, les questions se sont enchaînées dans sa tête. Le voisin qui sait tout n'est pas là pour l'éclairer mais ça l'avait occupé. Tellement occupé qu'il ne s'est pas rendu compte qu'il est devant le guichet vide. En levant la tête, il s'est rendu compte que tout le monde est parti. Une bonne femme qui ramassait des chèques déchirés le découvre comme on découvre un martien et lui demande avec une overdose de pitié ce qu'il faisait là, puisque tout le monde est parti. Il n'y avait plus d'argent en caisse. Miraculeusement, Mouloud ne s'est pas énervé. Il a été tellement calme qu'il a rangé son chèque au lieu de le déchirer. C'était le dernier de son carnet et il sait qu'il n'en aura pas un autre avant un mois. Alors il s'est baissé et a entrepris d'aider la bonne femme à ramasser les petits papiers. Avant de sortir, elle le regarde encore une et fois et lui dit : «Donne ton chèque et ta carte, demain tu seras le premier de la chaîne.» Il la remercie en la corrigeant : de la queue. Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.