Chaque matinée, il se pointe au café pour retrouver un petit groupe d'amis. Il sirote un soda et un café presse et fume deux ou trois cigarettes avant de se retirer. Pour le taquiner, on lui demande de nous parler du dernier film de Farid Al Atrach, dont il est un inconditionnel. Là, il prend du plaisir à parler avec force détails de son idole. Pour mieux s'intégrer dans ce petit groupe hétéroclite, il a imposé une règle : c'est lui qui régale chaque mercredi. Le cas de ce monsieur âgé de plus de quatre-vingt-cinq ans n'est pas celui de tous les séniors, malheureusement. Faute d'un lieu où ils peuvent se retrouver et surtout exercer des activités divertissantes pour s'occuper, nos chibani s'évertuent à tuer le temps comme ils peuvent et n'importe où. Dans les nouveaux quartiers, où les équipements collectifs manquent terriblement, n'importe quel abri se transforme en point de ralliement. Ainsi, à El Akid Lotfi, les vieux, dont des retraités, choisissent un abri de bus pour se retrouver chaque matin. Surtout quand il vente. Munis d'un journal ou deux, ils passent un moment à commenter l'actualité nationale et locale. Une dame, quand elle sort pour faire ses courses, profite de cette assemblée pour papoter un moment. Puis, comme par enchantement, ils disparaissent pendant un jour ou deux, plus précisément le 22 de chaque mois. C'est, en effet, le jour où ils font la queue devant la porte de l'unique bureau de poste du quartier pour retirer leur pension. Ailleurs, à haï Essabah. Un tour au marché des fruits et légumes pour s'informer sur les fluctuations du coût de la vie s'avère presque une obligation quotidienne pour certains d'entre eux. Là aussi, les séniors n'ont pas une placette où ils pourraient se réunir et faire des parties de cartes ou de dominos. A Saint-Eugène, les vieux ont été chassés de la place, où le kiosque à musique leur servait d'espace de jeux. Elle est devenue un parking. Auparavant, dès l'accomplissement de la prière d'Al Asr, ils s'y donnaient rendez vous pour d'interminables parties de dominos et de cartes. Leur rassemblement ne pouvait pas échapper à l'attention des passants. De manière générale, dans les anciens quartiers, les séniors ont réussi à faire d'une placette ou d'un lieu quelconque un point de retrouvailles. C'est le cas de la place du 1er-Novembre-1954, où les marches du Théâtre régional se transforment en véritable tribune des personnes du troisième âge, dès lors que cette institution culturelle ne programme aucune activité. Autrement, par petits paquets, ils se rabattent sur les bancs de la place avant de se disperser dès l'appel du muezzin. A El Hamri, avant le transfert massif des populations vers de nouveaux quartiers, les vieux n'avaient aucune difficulté à se retrouver entre eux. Comme anciens voisins, ils ont su entretenir un faisceau de relations pour éviter l'atomisation. On ignore ce qui adviendra d'eux dans leurs nouveaux quartiers, notamment à Oued Tlelat et Canastel, où ils ont été parqués il n'y a pas longtemps. Ce type d'habitat, composé d'immeubles où la mixité avec les femmes, les jeunes et les enfants est incontournable, forcent nombre d'entre eux au cloisonnement et au retrait de l'espace public. Ce qui équivaut à un prélude à la mort... Heureusement que la mosquée, quand elle existe à proximité, atténue cet isolement forcé.