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«Tahar Bendjelloun est atteint du complexe du colonisé»
Publié dans Le Temps d'Algérie le 03 - 11 - 2017


Rachid Boudjedra, au Temps d'Algérie :
Dans cet entretien, l'écrivain Rachid Boudjedra revient sur la polémique suscitée par son livre, Les contrebandiers de l'histoire. Il répond à Yasmina Khadra et s'en prend à l'auteur marocain Tahar Ben Jelloun, à qui il demande de se taire et de s'occuper de sa carrière en France. Rachid BOUDJEDRA n'a pas voulu réagir à la plainte de Kamel Daoud déposée contre lui pour diffamation.

Boudjedra nous parle également de son dernier-né, un roman tout en couleur au titre évocateur : La dépossession.
Votre livre, qui vient de paraître aux éditions Frantz Fanon, dénonce plusieurs artistes et écrivains algériens que vous n'hésitez pas à qualifier de «contrebandiers de l'histoire», titre de votre pamphlet. Pourquoi un tel livre ? Et pourquoi maintenant ?
Longtemps, je suis resté silencieux devant des falsifications grossières de l'histoire nationale par des auteurs et des réalisateurs algériens. Puis, il y a deux ans, j'ai lu le ivre de Ferial Furon sur son ancêtre Abdelaziz Bengana. Ce qui m'a étonné ce n'est pas le livre en lui-même mais le silence des intellectuels et des politiques face à une telle distorsion grotesque de l'histoire. Le collabo et le tortionnaire Bengana, roi des Zibans était érigé en héros de la lutte anticoloniale. J'ai été aussi, choqué par l'accueil que l'on a fait à l'auteure au niveau du pouvoir et de la classe politique. A cette époque, je me suis dis que me taire devant cette ignominie, c'est être complice de tous les mensonges débités dans ce livre. J'ai alors décidé d'écrire ce pamphlet.
Boualem Sensal, Yasmina Khadra, Salim Bachi, Wassila Tamzali, Kamel Daoud défendent, selon vous, des «thèses néocoloniales», «falsifient l'histoire» et expriment «la haine de soi et du pays». Pourquoi ?
La posture aliénée et opportuniste de ces écrivains étaient évidente. Une posture que Frantz Fanon avait prophétisée, il y a une cinquantaine d'années. En gros, Fanon disait que le colonisé était souvent fasciné par le colonisateur. C'était la fameuse thèse du «complexe du colonisé».
Vous dénoncez également une nouvelle génération de cinéastes qui vit à l'étranger et qui réalisent des films dans le but est de «rabaisser notre pays»…
En ce qui concerne les cinéastes, les prédateurs de l'histoire sont moins nombreux, mais quelques-uns commencent à dénaturer la Guerre de libération, tel le film El Wahrani. Ces réalisateurs produisent souvent en France et ils sont obligés de faire «allégeance» à celui qui donne l'argent !
D'où vient, selon vous, cette forme de négation de soi, du pays ?
La négation de soi et de son pays est une forme de schizophrénie que Fanon a bien étudiée en étant psychiatre à Blida et il a bien démontré combien le colonisateur a tout fait pour «défigurer» l'Algérien, le néantiser, même.
Les œuvres et écrits de Yasmina Khadra, Boualem Sansal, Kamel Daoud, etc., ont été tous plébiscités en Occident, en France notamment. Que pensez-vous de cette réception triomphale?
La réception triomphale par les Occidentaux de ces productions scélérates est «normale», parce que les puissances coloniales ont besoin des preuves du colonisé. C'est plus crédible et ça donne une si bonne conscience à l'ancien colonisateur. En un mot, l'Occident dit : «Ce n'est pas moi qui le dit, ce sont les anciens colonisés!» Du coup, «le colon» est soulagé et va nier les crimes contre l'humanité qu'il a commis çà et là, pendant des siècles et sur tous les continents. Il se blanchit totalement et efface sa mauvaise conscience. Cela lui fait une thérapie bon marché. Ainsi pour la France, par exemple, les délires des larbins va la renforcer dans l'idée qu'elle a fait œuvre humanitaire et civilisationnelle, en Algérie. Ce que préconisait, déjà, en 1830, Victor Hugo !
Les Contrebandiers de l'histoire évoque aussi la responsabilité de l'Etat algérien «qui a toujours dénaturé l'histoire nationale en décrétant que l'Algérien n'existe que depuis son islamisation par Okba Ibn Nafaâ en l'an 92 de l'Hégire…»
Dès l'indépendance, le pouvoir algérien a opté pour une politique aveugle et cachottière de l'histoire nationale et qui préconisait que l'Algérie est née avec l'arrivée de Okba Ibn Nafaâ. C'est-à-dire avec l'arrivée de l'Islam. Grosse erreur que nous continuons à payer tous les jours.
«Ce qui nous manque, à nous intellectuels et artistes, pour être efficaces, c'est, peut-être, un niveau d'enracinement dans la propre conscience de l'individu.» Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce sujet ?
La production nationale en matière artistique est plutôt médiocre, à l'image du pays qui a raté son indépendance. Surtout que dans le domaine artistique il n'y a aucune échelle de valeur. Ce qui fait qu'on ne sait pas qui vaut quoi.
La production artistique et littéraire est donc en danger ?
Je ne sais pas répondre à une telle question qui est du domaine des critiques et des chercheurs et que nous n'avons pas !
La presse algérienne, ou du moins une certaine presse, n'échappe pas à votre critique acerbe. Qu'avez-vous contre cette presse ?
La presse indépendante qui n'a existé que grâce aux luttes des journalistes, n'existe plus. Elle est maintenant submergée par la publicité et le profit. J'ai été moi-même victime d'une certaine presse qui fait de la chasse aux sorcières dont El Watan et El Khabar. J'ai là une pensée émue pour Omar Ourtilane qui a sacrifié sa vie pour une vraie presse indépendante, efficace et honnête.
Yasmina Khadra vous a adressé une lettre publique à travers sa page Facebook. L'avez-vous lue ? Si oui, qu'en dites vous ?
Yasmina Khadra a occupé un créneau nouveau de la littéraire et que j'apprécie particulièrement. J'ai eu déjà l'occasion de faire l'éloge de cet auteur qui a réussi dans ce genre d'écriture qui est le roman politico-policier. Je lui reproche par contre le fait d'avoir à son tour travesti l'histoire à travers son roman, Ce que le jour doit à la nuit, où il nous présente une Algérie paradisiaque vivant en paix avec les Français durant la colonisation. J'ai dit dans mon pamphlet que ce roman est une erreur de parcours, que c'était une fable qui faisait l'éloge de la cohabitation heureuse et enchanteresse entre les Français d'Algérie. Ce qui est inacceptable.
L'écrivain marocain, Tahar Ben Jelloun, a aussi réagi à votre pamphlet. Selon lui, vous-êtes de ces écrivains qui préfèrent l'invective et la haine ne supportant pas le succès des autres. Pour lui, vous êtes connu pour vos habitudes virulentes et nombreux ont été la cible des humeurs de l'écrivain que vous êtes…
Pour vous dire, les propos de Ben jelloun à mon égard m'ont surpris. D'autant que ce sont de pures affabulations. Il dit que j'ai l'habitude de m'attaquer aux écrivains algériens alors que c'est la première fois que je remets en cause un certain nombre d'intellectuels et artistes algériens qui traînent le complexe du colonisé. Il s'agit de personnes ayant faussé l'histoire nationale sanglante. Le peuple algérien a subi une persécution barbare qui a commencé avec l'invasion ottomane. 30 millions d'Algériens ont été victimes successivement du génocide ottoman et français. Les auteurs et artistes algériens que j'ai dénoncés dans mon pamphlet ont sciemment fait l''impasse sur cette terrible et abominable page de notre histoire. Certains d'entres eux sont allés jusqu'à nous présenter la présence coloniale française en Algérie comme une belle histoire entre deux peuples ayant toujours vécu en harmonie et dans la paix. C'est de là qu'est parti mon cri. Pour revenir à Tahar Ben Jelloun, il faut peut-être rappeler que ce dernier a de tout temps trahi sa famille politique et ses amis militants. Quand ses camarades d' Ila Al Amam, mouvement politique marocain d'inspiration marxiste-léniniste, dans les années 1970, se faisaient arrêter et jeter en prison, Tahar Ben Jelloun n'a pas trouvé mieux que de prendre la fuite vers la France qui le décorera d'ailleurs de la Légion d'honneur pour services rendus ! Tahar Ben Jelloun est lui-même atteint du complexe du colonisé. Il fait partie de ces intellectuels et écrivains maghrébins qui ont la haine de soi. Pour moi, c'est l'Arabe de service qui a trouvé juste un bon créneau pour gérer sa carrière en France. Moi, je suis propre, lui non. Il n'a donc absolument rien à dire sur moi.
Votre dernier roman, La dépossession, raconte la dramatique confiscation d'un pays à travers l'histoire vraie du peintre Albert Marquet. Que représente ce peintre pour symboliser la dépossession de tout un pays ?
La dépossession est un roman fait sur la corruption. Il fait la critique politique de l'Etat algérien, du pouvoir algérien et de nous-mêmes. Il raconte comment l'Algérie est tombée dans les bras de la corruption dès l'indépendance, en 1962. L'histoire du peintre Albert Marquet, géant impressionniste français arrivé en Algérie en 1927, métaphorise dans ce roman la dépossession de notre pays lui-même. Son histoire est très émouvante. Il a fait la rencontre d'une femme française d'Algérie, membre à l'époque du Parti communiste algérien. Avec elle, il a vécu une très belle histoire d'amour. La particularité de ce peintre réside dans le fait que, contrairement aux nombreux artistes peintres qui venaient en Algérie à cette époque pour peindre les femmes prostituées de la Casbah ou de Boussaâda, Albert Marquet, lui, s'est intéressé particulièrement aux magnifiques mosquées de toute l'Algérie. A sa mort en Algérie, en 1952, des suites d'un cancer, ce géant de l'abstrait a laissé pour sa femme des œuvres et des toiles constituant un legs artistique inestimable. Avant de mourir à son tour, en 1971, l'épouse d'Albert Marquet, avait décidé de léguer toutes les œuvres de son mari à l'Etat algérien. C'est là que la dépossession avait commencé. A la disparition de cette grande femme qui a milité pour l'indépendance de l'Algérie, un petit bureaucrate algérien sans scrupule, du ministère de la Culture, flairant la belle affaire, s'est arrangé pour récupérer la villa du peintre disparu mais aussi d'une dizaine de ses toiles. La maison de Marquet a été détruite par ce bureaucrate et à la place, il a construit un immeuble à l'algérienne qu'il vendra plus tard.
Nous retrouvons dans la Dépossession, un Rachid Boudjedra qui a renoué avec son fameux triangle des interdits : sexe, religion et politique…
Un journaliste a demandé un jour au grand architecte brésilien Oscar Niemeyer, célébrant alors son 100e anniversaire, s'il était toujours communiste à son âge. «Pourquoi ? Il n'y plus de pauvres dans le monde ?», avait répondu Niemeyer. Pensez-vous que le triangle des interdits a disparu dans notre pays ? La réponse, je la devine, est non. Evidemment que je continue de parler de ces interdits qui me semblent se cristalliser davantage dans notre société. Le sexe, la religion et la politique ont créé dans notre société des complexes trop profonds. Ils sont visibles chez nos voisins, dans notre famille, dans la rue, chez les couples… Je suis moi-même hanté par ça, par mon parcours et mon vécu intime. J'écris pour ne pas devenir fou.
L'escargot entêté est l'un de vos romans les plus connus. Vous venez de le rééditer en Algérie. Quel est votre rapport à ce roman ?
Permettez-moi, d'abord, de remercier la maison d'édition Frantz Fanon qui vient de le rééditer. Je profite également de votre tribune pour remercier vivement un jeune artiste Tahar Bellal de Tizi Ouzou qui est à l'origine du dessein remarquable, qui illustre la couverture de ce roman. Mon rapport à ce livre ? J'ai beaucoup de tendresse pour ce roman qui me console. Sa réédition est peut-être une autre affirmation de mon entêtement…
Entretien réalisé


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