«Frantz Fanon et Ali La Pointe étaient nos héros !» Figure du mouvement noir aux Etats-Unis, Kathleen Neal Cleaver est une militante courageuse qui a passé la majeure partie de sa vie à se battre pour les droits de l'homme et l'autodétermination des peuples. Son parcours a croisé un jour celui de l'Algérie. Retour sur une époque épique. Le Temps d'Algérie : Vous venez d'être proclamée citoyenne d'honneur de la ville d'Alger, quel est votre sentiment ? - Kathleen Neal Cleaver : Je suis ravie de me retrouver aujourd'hui à Alger, 37 ans après mon départ. Ce séjour est pour moi très émouvant, d'autant que je suis aujourd'hui accompagnée de mon fils Maceo Ahmed qui, faut-il rappeler, a vu le jour ici en 1969, en plein Panaf. Je me sens fier de cet honneur que me fait ce pays et cette ville qui compte beaucoup pour moi. - Que représente l'Algérie dans les mouvements noirs aux USA ? - L'Algérie est pour nous une terre d'accueil et d'inspiration aux nobles idéaux de l'humanité. Il faut savoir en effet que c'est la lecture des Damnés de la terre de Frantz Fanon qui nous a fait d'abord intéresser à l'Algérie, sa patrie d'adoption, sa maison. Une véritable prise de conscience. Tous les militants des Blacks Panthers en avaient fait leur livre de chevet. Et ce n'est pas tout ! Il y a eu aussi La Bataille d'Alger que nous avions découvert en 1968. Nous connaissions alors tous quelqu'un dans notre entourage qui ressemblait un peu à Ali La Pointe, un homme harcelé par les forces de l'ordre. C'est pourquoi nous nous sommes très vite identifiés à la lutte du peuple algérien symbolisée par ces deux héros que sont Fanon et Ali La Pointe ! - Comment avez-vous trouvé Alger en arrivant en 1969 ? - Les Algériens étaient encore ivres du bonheur de l'indépendance recouvrée après de longues années de guerre. Alger était pour nous un endroit sûr. Au bout d'un mois et grâce à l'intervention personnelle de Mohamed Seddik Benyahia, nous étions invités officiellement au Panaf. Dès lors, nous avions une totale liberté de mouvement. Une trentaine de militants des Black Panthers trouveront dans Alger leur abri. Nous habitions Bologhine. - Votre parcours ressemble un peu à celui d'Obama, vous avez vécu votre enfance en Inde, au Liberia, aux Philippines et au Sierra Leone… plus tard en Algérie. Pensez-vous que cela vous a apporté en tant qu'Américaine une plus grande ouverture d'esprit, une plus grande ouverture sur le monde ? - Très certainement ! C'est d'ailleurs l'un des atouts d'Obama : il a encore jusqu'à aujourd'hui des parents en Afrique. Il est à ce titre un citoyen du monde. Ce qui devrait se ressentir aussi au niveau de la politique étrangère américaine. Du moins, on l'espère ! - Que pensez-vous sincèrement de l'avènement à la Maison-Blanche d'un président afro-américain ? - C'est une nouvelle étape certes. Une étape qualitative au demeurant. Mais surtout au plan technique. Je m'explique : c'est comme, passer du muet au parlant ou encore du noir et blanc à la couleur. Pour nous, qui avons vu naître aux USA le premier groupe révolutionnaire noir, cela n'est pas suffisant. Les nouvelles générations, en revanche, vont banaliser à très court terme le fait d'avoir un président de couleur. Ce qui est en soi porteur d'espoir. - L'avènement de Barack Obama suscite certains espoirs, notamment dans les rangs du Front Polisario à l'effet de trouver une solution juste et durable au conflit. Vous venez d'apporter votre soutien à la cause sahraouie, et ce, au moment même où les médias occidentaux prêtent au président américain l'intention de faire respecter la légalité internationale. Est-ce vraiment une coïncidence ? - Oui, tout à fait ! D'ailleurs, je ne peux expliquer la position officielle américaine que je ne connais pas moi-même assez bien. Pour ma part, je défends naturellement, bien évidemment, le principe de l'autodétermination du peuple sahraoui. En fait, je ne fais que réaffirmer ce en quoi je crois profondément : la dignité humaine. Et à ce titre, l'Algérie m'inspire. En 1969, ce problème immoral et injuste n'existait pas encore. C'est pourquoi je me suis engagée aujourd'hui auprès des Sahraouis pour faire connaître leur cause et sensibiliser les organisations américaines des droits de l'homme et des mouvements de soutien aux luttes de libération des peuples. De même que je viens d'émettre le vœu de visiter prochainement les camps de réfugiés sahraouis en vue d'apporter concrètement ma solidarité. - Le monde a-t-il vraiment changé, selon vous ? - Oui, l'impérialisme est devenu néo-impérialisme, le colonialisme, néo-colonialisme. Il n'y a plus, aujourd'hui, de guerre froide, mais il y a pire : il y a la mondialisation qui continue à diviser les peuples au profit des multinationales… Les chaînes de l'esclavage ont peut-être changé mais cela reste toujours des chaînes ! - Les Panthères noires ont incarné également un mouvement culturel qu'on ne peut passer sous silence. Vous-même, vous apparaissiez un jour dans Zabriskie Point, le film de Michel Angelo Antonioni. Votre carrière au cinéma a été, semble-t-il, très courte. Parlez-nous en un peu... - (Rires) Oui, j'ai joué en 1970 à l'actrice durant 5 minutes dans ce film d'Antonioni réalisé autour d'une révolte estudiantine durant laquelle un policier est tué et le héros du film accusé injustement du meurtre… - Un air de déjà vu… ? - Oui, tout à fait ! (rires) - Justement, votre combat pour la libération des prisonniers politiques remonte à l'arrestation de Huey Newton. Votre combat n'a été couronné qu'en 1997 avec l'élargissement de «Geronimo» Pratt Ji Jaga qui aura passé 27 ans en prison pour un meurtre qu'il n'avait pas commis. A combien estimez-vous aujourd'hui le nombre de cas similaires aux USA ? - Il doit y avoir une soixantaine de cas parmi lesquels il y a non seulement des Afro-Américains mais aussi des Amérindiens et des Portoricains. La répression policière a été parfois impitoyable. Beaucoup de Latinos sont en prison aux Etats-Unis pour des motifs pas toujours évidents. - Vous souvenez-vous qu'Eldridge Cleaver avait rédigé à partir d'Alger la préface de Do It de Jerry Rubin, qui est devenu par la suite l'abécédaire des hippies, un manifeste gauchiste, le manuel des révolutionnaires ? - Oh que oui ! Eldridge l'avait écrit d'une manière si chaotique (rires)… - Vous avez signé pour votre part l'avant-propos du livre de Mumia Abu Jamal We Want Freedom - A Life in the Black Panther Party. Où en est sa situation pénale ? A-t-il définitivement échappé au couloir de la mort ? - Oui, sa condamnation à mort a été annulée par un tribunal fédéral sur la base de certaines irrégularités et pour un vice de procédure, mais le tribunal a confirmé toutefois sa culpabilité dans le meurtre du policier, écartant tout nouveau procès de culpabilité. Le tribunal refuse de reconsidérer le fond de l'affaire. Seule son exécution est suspendue, puisque le parquet de Pennsylvanie a fait appel auprès de la Cour suprême des Etats-Unis contre la décision d'annulation de sa condamnation à mort. - Quoi qu'il en soit, c'est grâce à des gens comme vous que Mumia Abu Jamal est devenu un symbole pour beaucoup d'opposants à la peine de mort à travers le monde… - Non, c'est grâce à des réseaux animés par des gens pétris de valeurs de justice qu'est née cette formidable mobilisation internationale en faveur de la libération de Mumia Abu Jamal et pour l'ouverture d'un nouveau procès. Il faut rendre hommage à ces gens qui luttent depuis le NAACP contre l'oppression raciale. - Vous rappelez-vous du passage par Alger de Timothy Leary, le célèbre psy californien surnommé «le pape du LSD» ? - Oui, mais je ne veux pas en parler… (Kathleen s'éclipse discrètement).