Jeudi, 22h. Une vague de froid glacial s'abat sur la capitale. Moroses comme à l'accoutumée, les rues d'Alger voient encore une poignée de noctambules pressant le pas pour rentrer chez eux, à l'exception de Zohra, une sans-abri qui ne sait où aller, comme beaucoup d'autres, victimes de leur mauvaise étoile. A 46 ans, Mme Oukouchih a vu son existence complètement bouleversée suite à l'assassinat de son époux lors d'un attentat terroriste. Depuis ce tragique événement, elle est «recueillie» par la rue et condamnée à passer ses nuits à la belle étoile. Assise au jardin public près de la Grande-Poste, elle tient dans ses bras un enfant à la silhouette très amaigrie. Elle est immobile, figée comme une statue, plongée dans ses réflexions. Nous l'apostrophons en déclinant notre identité, l'extrayant de sa profonde méditation qui, vraisemblablement, semblait la rendre insensible aux morsures du froid. «Mon mari travaillait dans une entreprise publique, il a été assassiné par des terroristes dans un faux barrage près de Chebli, et c'est à partir de ce moment-là que ma vie a perdu son sens», nous explique-t-elle. Elle marque un silence avant de poursuivre son témoignage : «Avant la disparition de mon défunt mari, je menais une vie stable en sa compagnie et celle de mes trois enfants. On habitait un appartement qu'on avait loué ici à Alger. J'étais femme au foyer et mon souci quotidien n'était autre que l'éducation de mes trois enfants. Mais après la mort de mon époux, je suis restée sans ressources pour continuer à payer le loyer. La famille de mon mari a tenté d'obtenir la garde des enfants tout en me signifiant qu'elle ne voulait pas de moi et je m'y suis évidemment opposée…» «Vous parlez de trois enfants, où sont donc les deux autres ?», avons-nous demandé. Zohra nous répond tout en continuant à étreindre son fils dans ses bras, sans doute pour le protéger du froid, vu que le morceau de tissu dans lequel il était emmitouflé n'avait de couverture que le nom : «Celui-là se nomme Karim. Les deux autres, qui sont plus âgés que lui, je les ai confiés au centre SOS enfants en détresse de Draria. Je garde Karim avec moi en raison de son jeune âge. Il est encore trop tôt pour me séparer de lui. Et puis, il est scolarisé pas loin d'ici, à l'école primaire El Istiqlal. Maintenant que c'est la période des vacances, il apprend le Coran à la mosquée Ibn Badis. Il passe donc ses journées à la mosquée et, une fois la nuit tombée, il me rejoint dans ce jardin que j'estime sûr car il est tout proche d'un commissariat de police.» La vie de Zohra Oukouchih n'est que succession de malheurs depuis la disparition tragique de son époux. «Je n'aurai jamais imaginé qu'un jour je serais confrontée à une telle situation», s'exclama-t-elle rageusement. Contre vents et marées, elle se bat pour assurer gîte et couvert à son fils Karim une fois la nuit tombée. Selon ses dires, elle passe ses journées à nettoyer les escaliers des immeubles d'Alger en contrepartie de quelques sous que lui offrent quelques âmes charitables. Elle fuit les drogués de Baraki Pas très loin de la Grande-Poste, nous apercevons une femme allongée sur un carton, sous les arcades d'un immeuble de la rue Abane Ramdane. Un enfant de quelques mois dort près d'elle. «C'est mon petit-fils Rayane», chuchote-t-elle pour ne pas le réveiller. La jeune femme se nomme Mostefaoui Soumia, 46 ans. Elle nous raconte comment elle s'est retrouvée à la rue. «Je suis Algéroise, et tout a commencé après mon divorce. Mon ex-mari me battait chaque fois que je contestais le fait qu'il ramène des femmes inconnues à la maison, pour une partie de plaisir, alors que ses trois filles sont en âge de se marier. Mon foyer qui se trouvait à Baraki a fini par éclater et mes parents ne voulaient pas de moi à la maison à cause de mes trois filles. Des voisins solidaires m'ont aidée à ériger un bidonville que j'ai occupé quelques mois. Pendant ce temps, l'une de mes filles a fait la connaissance d'un dealer connu des services de police. Ma fille est tombée enceinte et a donné naissance à Rayane aujourd'hui âgé de huit mois que vous voyez allongé devant vous. Ce type a continué à fréquenter ma fille et s'est invité plusieurs fois à la maison, en compagnie de ses amis qui étaient tous des drogués comme lui. J'ai tenté de mettre fin à cela en avisant les services de sécurité. Ces dealers m'ont agressé à coups de couteau. Ils m'ont menacée de mort si je disais tout à la police. Ainsi, mon bidonville est devenu un lieu de débauche et les voisins ont exigé qu'il soit rasé, ce qui fut le cas et depuis deux ans maintenant je suis sans-abri.» «Où sont passées vos trois filles madame ?», avons-nous osé. C'est la question qu'il ne fallait pas poser à notre interlocutrice qui paraissait embarrassée. Elle se contenta de répondre : «Elles sont ailleurs, et elles vont me rejoindre demain matin au lever du jour.» Prisonnière des années parisiennes Issue d'Oum El Bouaghi, une ville de l'est du pays, Messaouda Abbas, âgée de 46 ans, a «fugué» du domicile familial et choisi Alger comme destination alors qu'elle ne connaît personne dans cette ville cosmopolite. Nous l'avons rencontrée aux environs de minuit à la placette du 1er Mai. Elle exigea de nous de dévoiler notre identité de journalistes avant de se prononcer sur quoi que ce soit. A la lecture à haute voix de la carte de presse que nous lui avons remis, nous comprenons vite qu'on a affaire à une dame plus au moins cultivée, ayant une certaine maîtrise de la langue de Molière. Notre appréciation n'est pas du tout erronée vu que notre interlocutrice se révèle être une femme qui a séjourné à Paris entre 1985 et 2000. Dans la capitale française, il y avait son oncle qui, aidé par sa femme, gérait un bar-restaurant qu'elle décrit comme «un endroit luxueux». C'est ainsi que Messaouda fut employée en tant que cuisinière et, d'après elle, sa maîtrise de l'art culinaire lui a valu l'estime d'une clientèle de marque. Messaouda évoque d'une voix douce cette belle époque. Tantôt, elle évoque le nom d'Alain qu'elle décrit comme étant un pilote d'Air France, tantôt celui d'un Français d'origine algérienne nommé Mohamed, employé à l'aéroport Charles de Gaules. Messaouda semble avoir beaucoup d'estime aussi bien pour l'un que pour l'autre. Alain comme Mohamed ont, selon ses dires, beaucoup insisté auprès d'elle en vue d'une vie commune, sauf qu'à ce moment-là, le visa de Messaouda avait expiré. La police française ne tarda pas à le découvrir, ce qui lui a valu d'être expulsée aussitôt vers l'Algérie. Elles sont chassées dehors par leur famille Lorsqu'elle tenta de regagner le domicile parental, son père lui en voulait «d'avoir servi de l'alcool à des chrétiens». «Mes grands frères ne voulaient plus de moi à la maison», a-t-elle ajouté. Messaouda est chassée comme une malpropre du domicile familial pour aller vivre à la belle étoile. Sa situation est loin de constituer un cas isolé. Des femmes dont l'existence a basculé dans la précarité du jour au lendemain se comptent par centaines. Parmi elles, Cherifa, 31 ans, une autre Algéroise poussée dehors par sa mère à la suite d'une grave erreur : depuis qu'elle est tombée enceinte au détour d'une relation extra-conjugale, elle n'est plus la bienvenue à la maison. C'est aussi le cas de Souhila, mère de Mohamed, âgé d'à peine 4 ans, dont l'ex-mari est un drogué. Ce dernier a fini par la renvoyer et, depuis, elle passe ses nuits dehors.