Ce n'est pas encore vraiment le printemps mais quelque chose dans l'air l'annonce déjà discrètement. Kader ne sait pas vraiment s'il aime le printemps mais il se sent toujours soulagé quand il arrive. Il n'est ni fou ni romantique, la verdure n'est pas sa passion et il n'a pas de prétention philosophique. Kader aime seulement cette saison qui lui permet de se délester de quelques vêtements. Il n'aime pas trop s'habiller et pour tout dire, il n'a pas grand-chose à se mettre quand il fait froid. Ça coûte cher, de s'habiller en hiver. Alors il se hâte de se débarrasser de son vieux blouson cuir qu'il sort aux premiers jours de froid pour ne le quitter qu'au printemps. Il est lourd et largement entamé par l'usure mais il pouvait encore le supporter jusqu'à ces deux dernières années où même l'unique teinturier à des kilomètres à la ronde avait fermé boutique. Kader aurait voulu aimer le printemps comme tout le monde mais il se rend à chaque fois à l'évidence : il est seulement soulagé qu'il arrive, un peu comme d'autres sont soulagés que la fête… se termine ! Il n'a jamais regardé un champ parsemé de coquelicots, il préfère une étendue de vigne et les allées d'orangers. Quant au soleil, il est pour tout le monde et à force d'entendre dire qu'il n'y a que ça dans ce pays, il a fini par le banaliser. Kader n'a jamais fait de pique-nique, il a avalé trop de sandwiches «garantita» assis sur l'herbe ou sur un rocher face à la mer pour qu'il en soit émerveillé. Il a quitté l'école trop tôt pour savoir ce qu'est le romantisme, il sait seulement que c'est pas un truc pour lui, puisque c'est un machin de riches. Il a quitté l'école trop tôt mais il se rappelle, mais pas assez pour oublier les vacances de printemps où il restait dans le quartier à jouer aux noyaux avec ses copains qui, comme lui, n'avaient pas de quoi s'acheter des billes. Des vacances de printemps où il n'a eu ni vacances ni printemps. Depuis, ça n'a pas beaucoup changé pour lui. Sauf qu'il peut maintenant acheter des billes à ses deux enfants qui… rêvent d'une play-station. Kader se moque du printemps, il veut seulement enlever son blouson de cuir grabataire. Pourtant, il a commencé à aimer le printemps en raison du printemps arabe. Alors il a attendu qu'il arrive en Algérie mais il n'est jamais venu. Maintenant il est soulagé qu'il ne soit pas venu parce qu'on lui a expliqué que le printemps arabe aurait remplacé son blouson de cuir laminé par un qamis blanc immaculé. Alors il a eu peur. D'abord parce qu'il n'aime pas le blanc parce que ça ne lui rappelle que le linceul, ensuite pour acheter un qamis, il aurait fallu entamer les petites économies qu'il a commencé à faire pour payer la play-station. Dans une semaine, ce sera les vacances de printemps. Ses enfants n'auront pas de vacances mais ils auront le printemps, c'est-à dire à peu près rien, selon Kader. Il ne voit pas en quoi le fait qu'il puisse ranger son blouson de cuir puisse émerveiller sa progéniture. Puis, il s'est dit que ce n'est peut-être pas juste d'imposer sa «philosophie» aux enfants qui doivent quand même aimer le printemps «comme tout le monde». Il leur a alors proposé de les emmener en pique-nique au milieu d'un champ de coquelicots mais ils lui ont dit qu'il ne faut surtout pas toucher à l'argent de la play-station. Il s'est alors dit que le printemps doit être dans la tirelire.