Brenda Blethyn, Ahmed Bedjaoui et Forest Whitaker Après les remous provoqués par la présentation à Cannes en 2010 de son film Hors-la-loi, Rachid Bouchareb a décidé de quitter la France pour partir à la conquête de l'Amérique.(2e partie et fin) La Voie de l'Ennemi est un film en langue anglaise qui bénéficie d'un casting exceptionnel qui réunit pas moins de trois Palmes d'or ou Golden Globes. Au côté de Forest Whitaker (Prix d'interprétation à Cannes en 1988 pour son rôle dans Bird, de Clint Eastwood où il incarnait le jazzman Charlie Parker et Oscar du meilleur acteur en 2007 pour son interprétation du dictateur Idi Amin Dada dans Le Dernier Roi d'Ecosse de Kevin MacDonald, on retrouve l'Anglaise Brenda Blethyn (elle a gagné le Golden Globe de la meilleure actrice en 1997 et le Prix d'interprétation à Cannes); Ellen Burstyn (nominée cinq fois à l'Oscar de la meilleure actrice qu'elle a remporté en 1975); Harvey Keitel, acteur mythique de Tarantino; il faut également citer l'actrice Dolorès Heredia que le public algérien avait admiré dans Dies de Gracia pendant le festival du film engagé) et le Portoricain Luis Guzman, acteur fétiche de Brian de Palma. Le film a commencé par s'intituler Bill's Law avant que les auteurs ne se décident pour Enemy Way. Comme indiqué plus haut, il sera le deuxième chapitre d'une trilogie du cinéaste consacrée à la perception du monde musulman par les Etats-Unis. Si on regarde bien l'oeuvre de Bouchareb, le chiffre trois est au coeur de tous ses films. Dans cette trilogie, il tient à dévoiler la représentation que les Américains se font des musulmans, des Afro-Américains et des Amérindiens. Curieusement, le changement de titre tient au regard affectueux que le cinéaste porte sur les survivants des Indiens d'Amérique, parqués le plus souvent dans des réserves. Scène tournée dans la mosquée de Las Cruces En effet, La Voie de l'ennemi ou en langue indienne Ndaa de Anaí fait partie des grands chants rituels du peuple navajo. L'Enemy Way est une cérémonie traditionnelle pour contrer les effets néfastes de fantômes extraterrestres ou Chindi, lors du retour des guerriers. Après cette dernière scène tournée dans la mosquée de Las Cruces, le tournage s'est interrompu pour permettre à l'équipe technique de souffler au cours d'un week-end de deux jours et demi. La caravane, composée d'une vingtaine de camions, autant de voitures, de loges, de cantines etc., se déplace vers le lieu de tournage suivant, situé à 360 km de là, toujours dans l'Etat du Nouveau-Mexique, dans les environs de la capitale Albuquerque aux consonances arabes évidentes. L'après-midi du vendredi va donc être utilisée pour mettre en place le prochain plateau, avant que l'ensemble des équipes américaines ne se dirigent vers l'aéroport le plus proche pour rejoindre leurs familles pour un repos de 48h, le seul de cette durée pendant tout le tournage, la semaine ordinaire étant de cinq jours pleins. C'est dans le véhicule que conduit Rachid Bouchareb lui-même que nous franchissons les 460 km qui nous mènent à travers la fameuse route Inter state 25 qui traverse le Nouveau-Mexique pour atteindre Santa Fe et qui continue vers Las Vegas dans le Nevada. Cette route, jadis appelée la piste de Santa Fe est une piste historique du XIXe siècle qui servit comme importante voie commerciale et militaire jusqu'à l'arrivée de la voie ferrée à Santa Fe en 1880. Elle joua un rôle vital dans l'invasion américaine de 1846 de la région supérieure du Rio Grande, après la guerre contre le Mexique. Les deux pays se sont disputés des territoires de chasse immenses qui avaient appartenu à des tribus indiennes dont les traces remontent loin dans le passé. Le chemin vers et autour de Santa Fe, est parsemé de nombreux vestiges prouvant que l'histoire des Amérindiens ne commençait pas il y a 10.000 ans comme on le supposait, avec l'arrivée des populations venues d'Inde via la Sibérie et probablement le détroit de Behring. Des lances et des pointes retrouvées dans les os des bisons, permettent de dater la découverte d'un campement préhistorique à 12.000 ans. La caverne de Pendejo située à une quinzaine de kilomètres de Sacramento, révèle des dates d'occupation humaine encore plus anciennes remontant jusqu'à 55.000 ans. De nombreux outils, des pointes de lances et des os de mammouths découverts dans la grotte de Sandia située près d'Albuquerque, ont permis de dater l'établissement de l'homme entre 25.000 ans et 27.000 ans. Ces données éclairent le ridicule de la prétendue «découverte» de l'Amérique par Christophe Colomb et les conquistadors. Ils ont été les premiers à massacrer les populations autochtones ou à les refouler vers des territoires arides alors que tout prouve que ces populations disposaient de traditions avancées. Dans le Nouveau-Mexique, on retrouve des vestiges archéologiques d'une tribu indienne, les Anasazis, dont les villages furent de grands centres culturels et commerciaux entre le VIIIe et le XIVe siècles. Les descendants des Anasazis sont aujourd'hui les indiens pueblos dont on retrouve entre Albuquerque et Santa Fe les villages perchés sur de hautes falaises avec des maisons à plusieurs étages centrées autour de chambres sacrées souterraines. Vers le XVe siècle, arrivèrent dans le Sud-Ouest américain des tribus nomades, les Navajos et les Apaches, qui apprirent l'agriculture auprès des autochtones pueblos. On retrouve dans Enemy Way le thème du sheriff haineux Sur la route de Santa Fe, la steppe règne partout sur ce plateau continental situé constamment à plus de 1400 mètres d'altitude. Le soleil est chaud, mais les montagnes enneigées rappellent que les températures sont extrêmes. Il ne pleut presque jamais, mais le ciel est toujours parsemé de ces petits nuages blancs qu'on aperçoit dans tous les westerns tournés dans la région. Ces paysages me semblent familiers et je m'attends à chaque détour à voir de fiers guerriers indiens surgir des falaises avoisinantes. Michael Curtiz avait tourné en 1940 La piste de Santa Fe avec Errol Flynn et le futur président républicain Ronald Reagan. Le film soutient d'ailleurs les positions sudistes sur l'esclavage. En 1951, Irving Pitchell tourne Santa Fe avec la star de l'époque, Randolph Scott. Dans Seuls les Indomptés, tourné en 1962 dans la région, David Miller fait de Kirk Douglas et de Walter Matthau des cow-boys rustres, marginaux qui sont traqués pour avoir aidé des Mexicains à franchir cette frontière qui était la leur, il n'y a pas si longtemps. On retrouve dans Enemy Way le thème du sheriff haineux qui surveille le mur de la honte dressé contre les migrants. Ce sheriff, remarquablement incarné par le grand Harvey Keitel combat et persécute tous ceux qui ne ressemblent pas à l'idée qu'il se fait de la blanche et puritaine Amérique. Après ces deux jours de repos, retour à la capitale de l'Etat du Nouveau-Mexique Albuquerque, située entre le désert d'un côté, et la montagne de l'autre. Le tournage reprendra dans les environs proches. D'abord côté désert avec Forest Whitaker/Djihad qui doit venir pointer tous les jours au poste. Puis, l'équipe technique achève le tournage à 18h et se déplace avec toute la caravane, côté montagne à plus de deux mille mètres d'altitude. Le lendemain, on passe alors du chaud au froid en moins 30 kilomètres. Mais à 7h le matin, tout le monde est prêt et le plateau est installé. Les camions cuisines servent le petit-déjeuner à l'équipe et le tournage peut commencer à 8h. J'ai été frappé par le professionnalisme des techniciens américains, par leur discrète efficacité. Ici tout répond à des normes précises et reconnues de tous. Le niveau d'organisation ainsi que la répartition des rôles sont tels, que le plan de travail quotidien n'a semble-t-il jamais connu de retard ou de report. Le savoir-faire qui régit le cinéma américain (comparé aux normes européennes par exemple) explique largement les raisons de sa domination sur la production mondiale. Le star system existe et il obéit à des lois strictes du point de vue légal et commercial. Mais sur un plateau, les comédiens sont les premiers à montrer leur sérieux et leur modestie. Brenda Blethyn qui a déjà visité l'Algérie L'équipe est tentée d'applaudir la passion avec laquelle un acteur comme Forest Whitaker accomplit son métier. Ambassadeur de l'Unesco, il se dévoue à la cause africaine et brille par sa classe. On peut dire la même chose des autres comédiens, en particulier Brenda Blethyn qui a déjà visité l'Algérie, ou d'Helen Burstyn qui, à 80 ans, continue à servir le cinéma avec le talent qu'on lui connaît. Quant à Harvey Keitel, il a tourné sous la direction des plus grands, de John Huston à Scorcese en passant par Tarantino. Mais lorsqu'on le voit répéter inlassablement, si exigeant et torturé par la recherche de la perfection, on croirait voir un débutant qui cherche à faire ses preuves. Je me sens fier, comme Algérien, de voir mon compatriote Rachid Bouchareb si bien entouré et accueilli au sein de la grande famille du cinéma américain. Bousculé, insulté en France par des esprits obtus et revanchards, il a montré que son talent et son combat humaniste pouvaient être reconnus par les plus grands. Cette expérience américaine a apporté à Bouchareb une dimension supplémentaire de grand réalisateur. Il est temps que l'Algérie comprenne qu'il n'est plus besoin d'aller chercher ailleurs celui qui est en mesure de réaliser L'Emir Abdelkader.