Mon art n'est pas l'oeuvre d'une école Je ne suis pas instruit J'ai grandi dans la faim et le dénuement Celui qui vous chante est un maître Qui sait ce qu'il doit faire C'est cheikh El Anka qui le dit. C'est par ces vers qui closent sa célèbre chanson Sobhane Allah ya l'tif, que le maître incontesté du chaâbi résume sa vie et son oeuvre, lesquelles se mêlent et se démêlent jusqu'à ne plus permettre de distinguer les limites de l'une et de l'autre, la prépondérance de l'une par rapport à l'autre. Une oeuvre majestueuse menée par une âme présomptueuse et altière. Une personnalité d'une fierté excessive qui engendra une oeuvre imposante, culminante. Lorsque, le 23 novembre 1978, le maître du chaâbi âgé de 71 ans disparut, c'est une oeuvre achevée, finie et polie qu'il lègue à la culture algérienne. Une oeuvre qui s'étale sur plus d'un demi-siècle et qui aura été le témoin vivant de grands bouleversements que connut l'Algérie entre 1926 et 1970. C'est le 20 mai 1907 que naquit Khalou Ouarab Mohand Idir, qui allait devenir célèbre sous le pseudo d'El Anka. Le petit M'hamed est né pauvre. Etabli à la Casbah d'Alger, l'enfant n'a que le port pour unique univers. Il regarde les bateaux aller et venir, rêve d'horizons lointains et essaie de contenir les élans de son coeur en «éternelle partance». Les allers-retours Casbah-port d'Alger se poursuivent et finissent par devenir monotones. Mais, voilà qu'un jour, un soir exactement, en arpentant les ruelles d'Alger, il s'arrête net et tend l'oreille: des airs de musique sortent d'un café : c'était cheikh Mustapha Nador qui tenait une «guesra». Cette rencontre allait être aussi fulgurante que déterminante. Pendant plusieurs années, le jeune M'hamed allait se «coller» à tous les déplacements du maître de Cherchell. Les bains culturels, la foule, les fêtes, les veillées musicales sont autant d'éléments nouveaux qui aiguisent le sens artistique du jeune M'hamed, mais c'est surtout les textes de Nador et les poèmes tirés du patrimoine qui réveillent ses dons, cachés jusque-là, et sa passion par le mot qui touche, le verbe raffiné, ciselé et agrémenté. En ce temps-là, le chaâbi improvisé par Nador était jugé comme vulgaire. C'était l'andalous (branche mère du chaâbi) qui était considéré comme l'art par excellence, car raffiné, maniéré et à la limite de la préciosité. Avec Nador, c'était une «musique hybride», entre l'andalou et le medh, mais dite avec un vocabulaire choisi pour toucher les gens du peuple, non l'élite et la haute société. Le choix était approprié, car l'indigence dans laquelle était le bas peuple interdisait tout maniérisme stérile. La curiosité de M'hamed était à la base de son enseignement. Il épiait les moindres mouvements musicaux, les moindres notes émises par cheikh Nador. Parfois, il tambourinait aux rythmes du maître. A la fin, il devint tellement «collant» que Nador le surnomma «Alga» (sangsue) qui deviendra «Anka» (phénix). Un jour, pour pallier une absence de dernière minute, M'hamed tient la «derbouka». Le maître en fut ravi. Après cette entrée en force, M'hamed s'initie à la mandoline. Nador n'a, désormais, plus de doute : M'hamed est un jeune prodige. L´héritage du maître Lorsque le maître de Cherchell meurt, en 1925, le jeune M'hamed n'a pas encore 18 ans. La responsabilité ne lui fait pas peur. A la tête de la troupe musicale, il va, d'année en année, cultiver l'art du chaâbi, apprendre les textes des grands poètes du malhoune par coeur et surtout devenir l'idole des veillées algéroises. Si les messages religieux et pathétiques du medh passaient bien dans une société conservatrice, ceux sentimentaux et romantiques de ses chansons d'amour exigeaient une certaine subtilité dans le choix du vocabulaire pour passer et toucher l'auditoire, et pour cela, M'hamed avait un don exceptionnel. Sa voix chaude, profonde, sincère, doublée d'un jeu de mandoline très maîtrisé, étaient des atouts maîtres. A partir de 1932, il s'affirme comme un maître à la dimension culturelle établie. Il part en France cette année-là et enregistre quelques-unes de ses chansons les plus prisées, et qui restent à ce jour des classiques du genre, telles que Ma bkat m'ahoum hadra, Ochki ou ghrami... En 1936, il part avec les hadjis aux Lieux Saints de l'Islam. Sur le bateau El-Mandoza qui les amène, il compose une célèbre chanson sur les péripéties (heureuses et malheureuses) que les voyageurs ont vécues. La chanson est baptisée tout simplement El-Mandoza par les hadjis. Les années 40-60 verront M'hamed asseoir sa notoriété et composer ses plus belles oeuvres. De cette époque naîtront Radia, Goulou limen sbani, Achki fi khanata, Goulou l'Yamna... A quoi le génie d'El Hadj M'hamed El Anka est-il tributaire? Pour percer le génie d'El Hadj, un volume écrit ne suffirait pas pour éclairer tous ses aspects. El Anka avait, avant toute chose, l'amour du chaâbi. Il aimait passionnément son art, et ses créations étaient à la démesure de cet amour. El Anka avait aussi des facultés de mémorisation, d'assimilation et de persévérance inouïes. La veuve de Nador racontait que, après la mort de son mari, le jeune M'hamed venait lui rendre visite très souvent. Ce n'est qu'après des mois qu'elle se rendait compte que des cahiers dans lesquels Nador écrivait ses chansons manquaient. Rouiched, qui a côtoyé El Anka dans les années quarante, dit que le maître possédait une mémoire infaillible qui lui permettait de se rappeler les textes les plus longs. En effet, figurez-vous qu'à une fête que le cheikh donnait à l'occasion d'un mariage ou d'une circoncision, une «quasida» composée de plus de mille vers, El-Meknassia, par exemple, comporte plus de 130 vers, El Raby'ya el kabira, plus de 180. Les divers voyages qu'El Anka entreprenait à travers le territoire national, et surtout dans l'Oranie, lui ont permis de connaître et de rapporter des textes de poètes aussi prestigieux que Sidi Lakhdar Ben Khlouf, Ben Guittoune, Ben M'Saïb, Ben Chohra, Kaddour El Alami, etc. Ces textes seront la base de musiques vivantes, colorées, touchantes ou ironiques, pathétiques ou satiriques, idylliques ou religieuses, panégyriques ou d'évocation. Après l'indépendance, M'hamed s'attelait à former les jeunes et à donner les assises théoriques et pratiques au chaâbi, art devenu, grâce à lui, majeur, populaire, respectable et respecté. Cela ne l'empêche pas de donner ses dernières oeuvres. Les plus belles et les plus célèbres: El H'mam, El Meknassia et Sobhane Allah ya l'tif. A partir de 1970, la santé du cheikh décline, l'âge et la fatigue se font sentir. Toutefois, il continue à animer des soirées, des veillées, jusqu'à sa mort, survenue à Alger, le 23 novembre 1978. Vingt-six ans après sa mort, M'hamed El Anka reste non seulement présent dans l'esprit des mélomanes, mais devient un véritable mythe moderne. Ses propos acides, ses boutades décapantes et ses «coups de gueule» sont commentés avec admiration et vénération. Le modéle Les introductions musicales qu'il a créées (istikhbarate), sa conception du chaâbi, ses khroudjs, ses touacha, ses m'khilès et sa pratique instrumentale restent les modèles à imiter, et les voies à suivre, à tel point que la nouvelle génération se trouve complètement étouffée par l'ombre dominatrice du maître. Sa façon de tenir et de jouer de la mandoline devient une référence, et un chanteur qui ne tient pas une mandoline dans ses bras est complexé par cheikh M'hamed. Restent ses chansons qui circulent, qu'on garde jalousement, qu'on prête avec mille et une garanties à la condition d'en prendre soin. Comme le phénix qui renaît de ses cendres, El Hadj M'hamed El Anka renaît toujours, malgré toutes les tentatives d'étouffement dont il a fait l'objet de son vivant déjà, et depuis sa mort, il y a vingt-six ans. Autrement dit, si vous êtes chez vous ce soir à écouter quelques-unes de ses chansons, sachez bien que le phénix est de retour.