«C'est peu de dire qu'elle adoptait nos films; elle y mettait littéralement tout son coeur, emportant les plus hésitants dans son élan créatif. Et nous attendions tous que ce trop-plein de sensibilité à fleur de peau, de générosité et de talent explose dans un film à elle.» Ferid BOUGHEDIR La tenue à Alger des Journées internationales du cinéma féminin rappelle à mon bon souvenir un être particulièrement sensible et attachant. Il s'agit de la cinéaste tunisienne Moufida Tlatli que j'ai eu le plaisir de connaître et de fréquenter durant plusieurs années. Après avoir acquis ses bases théoriques à l'Institut des hautes études cinématographiques de Paris (Idhec), elle assistera de nombreux et talentueux réalisateurs maghrébins en qualité de monteuse avant d'embrasser la carrière fascinante de réalisatrice. Joviale et notablement ouverte sur tout ce qui peut caractériser la volonté inextinguible d'être, elle déroutera très rapidement ses proches en optant pour un langage cinématographique axé le plus souvent sur l'enfermement. Après Les Silences du palais, son premier long métrage, «La saison des hommes, son deuxième du nombre, n'échappe pas, lui aussi, à cette logique. Ce n'est donc pas sans raison si elle a tenu à planter sa caméra à Djerba, un lieu clos comme l'était le palais. S'inspirant le plus souvent de la mémoire de nombreuses femmes recluses, ce film, parti d'une rencontre avec l'une d'entre-elles, aborde, loin de tout misérabilisme, leurs souffrances sempiternellement induites par leur enfermement et autant de solitude, ainsi que l'humour et la dérision dont elles sont capables pour clamer leur existence et leur volonté d'être. La saison des hommes procède de la même logique que Les silences du palais. Ce qui a fait dire à Nouri Bouzid, un des plus grands cinéastes tunisiens, que la cause de la femme n'y est pas un slogan partisan, ni une idéologie qui rebute les hommes: «Avec Moufida, cette cause accède à l'émotion et c'est rare. Son cinéma est à la fois mûr, émouvant, humain et universel.» Moufida Tlatli se défend, pourtant, de choisir ses sujets en fonction de l'air du temps. Elle se réfugie le plus souvent, me confiait-elle en marge des Journées cinématographiques de Carthage, derrière les questions que lui pose sa fille au sujet de son statut, de ce qu'elle devrait être. Ce sont les doutes et les interrogations de celle-ci qui l'ont conduite à écrire La saison des hommes d'une traite, une histoire qui met en parallèle deux générations: «C'est mon regard sur les filles d'aujourd'hui. Ce qu'elles disent va beaucoup déranger en Tunisie car ce qui apparaît banal aux Occidentaux est souvent très audacieux chez nous. J'ai enquêté auprès des universités, des jeunes gens entre 18 et 24 ans, et j'ai été très étonnée du conservatisme, de l'immobilisme des mentalités. Les filles gardent le silence. Les garçons ont des aventures avec des filles mais ne veulent se marier qu'avec des jeunes femmes vierges. Le tabou de la virginité des filles reste très présent.» Les rapports dialectiques entre le passé et le présent semblent jouer un rôle important dans le regard qu'elle porte sur la société tunisienne actuelle: «Je pense qu'il existe un lien profond, un fil secret et mystérieux entre les générations. La maladie de Azziz, le mal de vivre des jeunes filles, dans La saison des hommes, s'expliquent par l'enfermement de leur mère, les naissances non désirées. Si j'utilise les retours en arrière, c'est pour moi quelque chose qui fait partie de ma façon de comprendre le monde. Nos désirs et nos peurs viennent secrètement de nos parents et grands-parents qui nous transmettent leurs traditions et leurs souffrances que nous portons comme une blessure ou une force toute notre vie.» Refléter fidèlement la réalité ne semble pourtant pas être la préoccupation cardinale de Moufida Tlatli qui s'en défend d'ailleurs énergiquement. Dans Les silences du palais, par exemple, elle n'a pas transposé scrupuleusement la vie de Khadija. Elle a tout juste retranscrit, à travers l'itinéraire de ce personnage, ses joies, ses peines, sa difficulté d'être femme. Quand Moufida Tlatli était monteuse, confie à son propos Férid Boughedir le réalisateur de Halfaouine, elle était à la fois la soeur et la mère de la plupart des cinéastes de la jeune vague des cinémas arabes: «C'est peu de dire qu'elle adoptait nos films; elle y mettait littéralement tout son coeur, emportant les plus hésitants dans son élan créatif. Et nous attendions tous que ce trop-plein de sensibilité à fleur de peau, de générosité et de talent explose dans un film à elle.» Elle revient sous les feux de la rampe avec Nadia et Sarra, téléfilm inspiré de son propre vécu, pour mettre en scène deux femmes confrontées aux plus critiques moments de leur vie: la ménopause et l'adolescence. A mi-chemin entre documentaire et fiction, ce film a le mérite d'aborder un sujet original et de poser la question de savoir comment un malaise causé par un phénomène physiologique, a priori banal, peut emmener un couple à la rupture? [email protected]