Il a raison le sage, oui..., il a bien raison, puisqu'après quarante jours de ta disparition, ta douleur est toujours là, bien présente; elle est encore vivace dans nos coeurs. Franchement, je pensais que le temps allait atténuer la flamme de ta séparation, mais comment, puisqu'elle s'accroche en nous? Est-ce parce que tu es hors de notre vue? Non, mon frère Mohamed, parce que tu es et seras toujours dans nos pensées. Car, avec un militant, que dis-je, un vrai patriote comme toi, il suffit, comme l'affirmait un écrivain du Québec, Yvon Boucher, d'envisager un seul instant la possibilité de ta disparition pour retrouver immédiatement le sens de la dignité humaine. Je me suis permis, frère Mohamed Younès, cette introduction pour dire combien certains mots, écrits comme cela, dans la hâte..., mais dans leur sincérité, nous permettent de nous rapprocher davantage des sentiments complexes qui nous traversent lorsque l'on vit un deuil. Et le mien, je ne le fais qu'aujourd'hui, seulement, en ton quarantième jour, n'ayant pu le faire en son temps, puisque ce «téléphone arabe» - par ailleurs très efficace - n'a pas bien fonctionné ce jour-là. Je lui en veux, bien sûr, du fait qu'il m'a privé et frustré de n'avoir pu être présent avec ces centaines d'amis et de parents qui t'accompagnaient à ta dernière demeure, dans cette pénible étape des adieux. Ce jour-là, au moins, j'aurai pu m'exprimer sur place et partager avec cette foule de militants et d'amis communs ce que je ressentais au fond de moi-même lors de ton décès, mon frère Mohamed Younès, toi qui m'étais le plus proche, l'intime, le frère de combat au sein du FLN, du temps de ses années de gloire. Enfin, le destin en a voulu autrement et, il faut ajouter que ce temps de pandémie, n'est pas pour faciliter le contact qui, hier, était encore simple et rapide. Oui, aujourd'hui, je me remémore ces années soixante, où, ensemble, à la Fédération FLN de Cherchell - c'était pendant cette grande opération de réorganisation du parti, initiée par feu Kaïd Ahmed -, nous menions un combat singulier pour mobiliser, former et enca-drer nos militants honnêtes, sincères, engagés, qui voulaient faire de leur Algérie, un pays de rendement, de production et un havre de solidarité et de paix. Souviens-toi de ces fameuses batailles que nous avions menées contre une administration tenaillée par la bureaucratie, pis encore, devenue inhumaine et méprisante. Dans les monts du majestueux Dahra Tu t'énervais et tu m'entraînais avec toi dans un tourbillon de colère, voire dans ce noble combat, contre l'inacceptable, l'intolérable et l'injuste, venant de cadres qui étaient censés être tout proches du peuple. Souviens-toi, également de ces tournées dans les monts de notre majestueux Dahra, à Adouiya, par exemple, Beni-Bou-Mileuk, Lalla ‘Ouda, Oued Harbil, Aghbal, Mahaba, ou encore Bouzerrou, cette autre «Dechra» du bout du monde, que nous atteignions difficilement par des semblants de routes de montagnes, ou carrément par des pistes très accidentées. Nous nous aventurions dans de laborieux périples, et c'était notre mission, puisqu'il fallait rencontrer nos militants isolés dans ces «zones d'ombre», comme on les appelle maintenant. Souviens-toi, également, de ces moyens de locomotion - des R4, que nos lecteurs et nos jeunes le sachent - et qui, le plus souvent, nous desservaient sur des côtes quelque peu abruptes et nous forçaient à les pousser pendant de longues distances, ou carrément à les abandonner, pour terminer notre chemin à dos de mulet. Mais tous ces embarras, ne te gênaient nullement, et tu me le disais avec souplesse, avec ton sourire réconfortant, mais surtout avec conviction: «C'est quoi ces petits problèmes. Nous avons supporté la faim, dans ces montagnes qui se dressent devant toi..., nous avons supporté la fatigue, le froid, souvent la maladie, et j'en passe, sans te parler des ratissages et des bombardements qui étaient notre lot, pendant toute la durée de la révolution. Dois-je me plaindre, aujourd'hui, quand je suis là, dans ces montagnes pour porter la voix de ce FLN, pour lequel j'ai combattu?» En effet, c'était quoi, pour toi, ce travail au sein du parti du FLN, dans l'ambiance militante qui a accommodé cette nécessaire continuité de la révolution dans le cadre d'«El Djihad El Akbar»? Oui, c'était quoi surtout, en termes de sacrifices, par rapport à ce que tu avais déjà connu et enduré au maquis, lors de ton combat dans le cadre d'«El Djihad El Açghar»? Comparaison très modeste, n'est-pas, pour tous ces combattants de la liberté qui, à peine l'indépendance acquise, ont mis au pinacle, et par leur travail, le progrès et la réussite de l'Algérie... Au-dessus de tout! Mais toi, tu ne voulais pas en parler, tu ne voulais pas plastronner comme d'aucuns, parce que, disais-tu, en ton fort intérieur: «Je n'ai fait que mon devoir de militant, de moudjahid, et tout simplement d'Algérien, à l'appel de la patrie...!» Alors, aujourd'hui, à ta place et en ton nom - même si tu ne l'aurais pas voulu de ton vivant -, il faut qu'on le dise clairement, pour réparer les dégâts postindépendance en séparant «le bon grain de l'ivraie», c'est-à-dire pour «ne pas mélanger les véritables combattants et les imposteurs» ou carrément ceux qui se sont attribués des gloires surfaites alors qu'ils n'étaient que d'insignifiants individus, ou rien du tout. L'appel de la patrie Ainsi, quant à toi, discret et toujours loin des feux de la rampe, ton efficacité dans le combat mon frère Mohamed Younès, oui, ton efficacité a dépassé ta notoriété qui s'affirmait de jour en jour au sein des moudjahiddine et de tous ceux qui t'ont adopté et surtout aimé. C'est de cette manière que tu te comportais au maquis, en cette Wilaya IV historique, comme les Lakhdar Bouchema - avec lequel tu avais rejoint, les combattants de l'ALN -, ou H'mimed Ghebalou, ce chef charismatique, brave et entreprenant, et tant d'autres, ces valeureux enfants de la Cité antique qui n'ont pas hésité un seul instant pour répondre à l'appel de la patrie, et montrer leurs capacités de combat, face à un ennemi, appuyé par les forces de l'Otan et donc plusieurs fois supérieur en termes d'effectif et d'arsenal de guerre. Mais aujourd'hui, frère Mohamed Younès, en ce temps où priment l'indifférence, le mépris, le déni et la culture de l'oubli, il est bien de s'adresser aux jeunes pour leur apprendre ce que tu étais dans ton combat contre le colonialisme. Les jeunes doivent savoir que vous aviez eu, H'himed Ghebalou, ton compagnon d'armes et toi-même, un long débat avec Abane Ramdane sur des problèmes fondamentaux, lors de son passage où vous aviez reçu des félicitations pour la très bonne organisation de votre région de Cherchell. Déjà, Abane connaissait fort bien Si H'himed, quand il s'est engagé dans la lutte armée, avec son compagnon Amara Rachid, ancien camarade de classe au Lycée franco-musulman de Ben-Aknoun. Alors, fier de toi..., fier d'avoir milité dans les instances et structures du glorieux FLN sous ta responsabilité, au moment où j'avais beaucoup à apprendre de ce parti qui a libéré notre pays, je ne peux m'empêcher, sur ma lancée, d'apprendre aux jeunes, que tu as été gravement blessé au cours d'un combat, quelque part dans les monts du Dahra et que tu as été bien pris en charge et admirablement soigné par un autre moudjahid, ton ami et le nôtre, le technicien de la santé Mohamed Souilamas, qui dirigeait en même temps le premier hôpital de l'ALN, au maquis... Je ne peux, enfin, ne pas leur dire que tu rencontrais souvent tes amis intimes, l'intrépide et le brave Si Abdelhak, le héros de la Bataille de Lalla ‘Ouda de même que le Oulhandi, grand vigile et moudjahid du «Pic de Marceau», le valeureux descendant des Beni-Menaceur... Enfin, ils sauront que tu n'étais pas comme «ces gens que décrivait La Rochefoucauld, dans ses maximes, et qui ressemblent aux vaudevilles, qu'on ne chante qu'un certain temps...»Je dis cela, parce qu'il est nécessaire qu'ils sachent que le même slogan te mobilisait avec les tiens, les moudjahiddine, et que les mêmes motivations, le même idéal, la même assurance se trouvaient chez les combattants de la liberté ou au sein des militants qui comprenaient l'ampleur et la justesse de la cause. Il faut qu'ils sachent également que partout, en Algérie, des jeunes, comme eux, qui étaient au commandement, dans les principales régions, ont démontré que ce n'était pas seulement, et simplement, un mouvement insurrectionnel qui pouvait s'atténuer avec le temps, mais plutôt une politique de décolonisation qui poussait de toutes ses racines, une politique soigneusement préparée, mûrement réfléchie et qui sera consciemment menée, à travers un combat légitime. Tu avais ce souci, mon frère Mohamed, d'aller au fond des «choses», comme tous ces jeunes, tes compagnons d'armes, qui ont suscité 1'admiration du monde parce que leur combat était d'une ampleur telle que «les sacrifices consentis sont bouleversants par leur étendue et ont peu d'équivalents dans 1'Histoire universelle». En effet, tu étais conscient que cette dernière épopée du peuple algérien - cette grandiose révolution de Novembre -, qui a marqué l'Histoire de l'Algérie, signifiait pour le peuple, qui l'a portée héroïquement, le début de la fin. Et ainsi, tu le disais une fois avec les militants, au cours de nos rencontres, qu'elle n'était aucunement le fait d'une réaction intempestive de quelques responsables «révoltés»..., elle représentait, dans toute sa plénitude, l'engagement du peuple qui allait consentir de grands et nom- breux sacrifices pour garantir sa libération de l'emprise colonialiste. Tu n'es pas comme les autres mon frère Ainsi, 40 jours après ta disparition, il m'est difficile de ne pas m'exprimer hautement pour te raconter à ceux qui ne te connaissent pas, ou qui t'ont peu connu, et leur dire comment un homme de ta trempe, qui avait vécu depuis sa prime jeunesse, en cette terre du nationalisme, dans l'apogée du «Djihad», a pu rassembler autour de sa personne autant de principes fondamentaux de respect et de courage, qu'autant de valeurs morales, tout en se détachant, du temps de sa carrière politique, des nouveaux penchants de la société - non sans les abhorrer - à cause de leurs pratiques déraisonnables, insensées..., pratiques dégradantes qui sont apparues peu après notre victoire sur le colonialisme. C'est ainsi que je peux te dire - et à tous ceux qui te ressemblent - «Ce qui compte, ce ne sont pas les années qu'il y a eu dans ta vie. C'est la vie qu'il y a eu dans tes années», comme l'affirmait le sage Abraham Lincoln Va mon frère Mohamed Younès, tu n'es pas comme les autres... Toi, tu dois être fier d'avoir laissé beaucoup de bonnes «choses», la bonté, l'amour d'autrui, la fidélité aux principes, le courage de tes opinions, la détermination dans le combat quand tu as été appelé à remplir ton devoir vis-à-vis de la patrie, l'honnêteté dans toutes tes actions, l'humilité dans tes comportements et le bel exemple de ton sacrifice aux côtés des tiens, ces intrépides qui se sont dévoués par la bravoure au ser- vice d'une noble cause. C'est un bagage assez lourd que tu transportes et qui te servira demain, à l'heure du jugement, quand tu rencontreras le Tout-Puissant, l'Omniscient, le Miséricordieux, Celui qui dit pour ceux qui sont conscients d'avoir fait leur devoir: «Quiconque reçoit son record à sa droite, sera soumis à un jugement facile, et retournera réjoui auprès de sa famille» Chap. 84, versets 7, 8 et 9. Va, mon frère Mohamed, tu as Son Agrément... Inch'Allah.