Trois ans après le début de la «révolution» au Soudan qui a renversé Omar el-Béchir après 30 ans de dictature, les pro-civils s'apprêtent à redescendre dans la rue dimanche contre le pouvoir de l'armée qui a suspendu la transition démocratique. Après le coup d'Etat militaire du 25 octobre et une répression qui a depuis fait 45 morts et des centaines de blessés, les fers de lance de la «révolution» anti-Béchir veulent relancer un mouvement qui s'est essoufflé parmi les 45 millions de Soudanais englués dans une inflation à plus de 300%. Le 19 décembre 2018, face au marasme économique dans lequel était plongé le Soudan de Béchir, sous embargo international, des centaines de milliers de Soudanais ont manifesté, forçant l'armée à démettre le dictateur quatre mois plus tard. Si les Soudanais avaient choisi ce jour-là, c'est qu'en 1955, à la même date, le Parlement du pays toujours sous tutelle britannique avait proclamé l'indépendance. Opposés à ce qu'ils appellent l'»occupation» des militaires, les partisans d'un pouvoir civil ont appelé à manifester dimanche contre l'armée, dont le plus haut gradé, le général Abdel Fattah al-Burhane, a mené le coup d'Etat qui a rétabli la prépondérance des militaires. «Nous sommes confrontés aujourd'hui à une régression majeure dans la marche de notre révolution qui menace la sécurité, l'unité et la stabilité du pays et risque de mener l'Etat dans un abîme qui ne nous laissera ni patrie ni révolution», a déclaré samedi le Premier ministre civil, Abdallah Hamdok. La police antiémeute a été déployée aux principaux carrefours de Khartoum, tandis que les autorités soudanaises ont fermé des ponts reliant le centre de la capitale à des banlieues de l'ouest et du nord. Toutes les routes entourant le quartier général de l'armée dans le centre-ville ont par ailleurs été fermées avec des barbelés et des blocs en béton.»Le coup d'Etat a coupé la route à la transition démocratique: avec lui, les militaires ont pris le contrôle total de la vie politique et économique», affirme Achraf Abdelaziz, patron du quotidien indépendant «Al-Jarida». Bien avant le putsch, Khartoum reconnaissait que 80% des ressources du pays n'étaient toujours pas sous son contrôle. Nul ne sait quelle part de l'économie est entre les mains des militaires mais ils contrôlent de nombreuses entreprises allant de l'élevage de volailles à la construction. Avec le putsch et la suppression de l'aide internationale en rétorsion, dit encore M. Abdelaziz, «l'appareil sécuritaire l'a emporté sur les institutions politiques. Or, pour mener une transition démocratique, il faut que le politique soit le moteur». L'armée a bien rétabli Abdallah Hamdok et promis des élections libres en juillet 2023 mais n'a toujours pas formé de gouvernement. En face, les pro-civils, qui accusent M. Hamdok de «trahison», peinent à émerger politiquement: profondément divisés avant le coup d'Etat, ils continuent à ne pas s'entendre. Pour Khaled Omer, ministre évincé lors du putsch et cadre des Forces de la liberté et du changement (FLC), le fer de lance civil de la «révolution», ce putsch donne «l'occasion de corriger les défauts du système d'avant». Cet attelage avait rallié en 2019 sous une même bannière anti-Béchir civils, militaires et paramilitaires, rejoints en 2020 par les rebelles de régions reculées du pays. Mais si l'union sacrée a fait long feu - les civils entendaient récupérer seuls le pouvoir sous peu, les militaires ont imposé la prorogation pour deux ans du mandat du général Burhane à la tête de facto du pays - les civils n'ont pas jusqu'ici présenté de plan d'action, ne cessent de répéter les diplomates qui les rencontrent régulièrement. M. Omer lui-même en convient: «si les civils ne s'attellent pas à la tâche et si l'armée ne se retire pas de la politique, alors tous les scénarios sont possibles.» Au Soudan où, depuis des décennies, des conflits ont fait des centaines de milliers de morts, le scénario du pire pourrait déjà être enclenché, préviennent les observateurs, avec, officiellement selon Khartoum, cinq millions d'armes aux mains de civils.