Max Aub et l'Algérie, un lieu, la souffrance. De cette union est né dans la douleur un écrit: Diario de Djelfa, Journal de Djelfa. Ce livre de poèmes et son analyse sont l'aboutissement d'un travail de recherche donnant lieu à une thèse de doctorat en littérature espagnole contemporaine, sous la direction du professeur Fatma Benhamamouche, soutenue à l'université des arts et des lettres d'Oran, le mois dernier. Cette poésie de l'exil, vécue par Max Aub est le plus grand témoignage sur le Centre de séjour surveillé de Djelfa, écrit jusqu'à ce jour sur les exactions, les morts injustifiées, la faim qui tuait les hommes, le froid glacial qu'ils subissaient dans des tentes en lambeaux, l'acharnement du plus cruel des sergents -Gravelle-, l'oubliette du fort Caffarelli, le camp spécial. Les prisonniers de ce centre étaient tout simplement les réfugiés républicains de la guerre civile espagnole qui avaient fui leur pays et que les Français avaient envoyé dans le sud de l'Algérie et précisément à Djelfa. Le 25 décembre 1941, à son arrivée dans les Hauts-Plateaux, Max Aub tombe sur une réalité innommable: un camp de concentration de la pire espèce, un enfer sur terre. Cet ouvrage poétique exceptionnel a valu à son auteur la reconnaissance comme premier poète de l'exil républicain espagnol. Les agissements et la cruauté des français de l'époque feront dire à notre auteur, qui pourtant est de mère française: «Personne ne croyait la France aussi pourrie: les prisons, les camps, les Hauts-Plateaux de l'Atlas saharien...(1)». Le premier contact de l'auteur avec Djelfa est rendu par un élégant sonnet d'une rare atrocité intitulé Roedores de huesos, Rongeurs d'os où le spectacle dantesque de morts-vivants, hagards et morts de faim se traînant dans une déchéance inhumaine, le survolte. En plus, le déchiffrage du sonnet, conçu dans un langage allégorique, n'est possible que grâce au concept de l'isotopie, comme préconisé par Greimas, qui mène au prisonnier- lycanthrope. Notre auteur va s'exercer dans tous les mètres de la versification, du quatrain, en passant par les sonnets, les romances, le poème épique, le poème en prose, le vers libre et même une variété de poèmes originaux qui rappellent le zajel de l'Espagne musulmane: Domingo de Pascua, Dimanche de Pacques. Il est intéressant de noter la similitude de Max Aub et de Miguel Cervantes qui, en plus de leur captivité sur ce même sol, sont réunis dans le doute sur leur don de versification, et pourtant l'un comme l'autre seront sacrés maîtres en la matière (2). Le séjour carcéral de notre poète coïncide avec l'époque où il s'évertuait à une rigoureuse recherche sur la langue, écrivant un castillan soigné, usant même d'une terminologie à l'ancienne, plus encore, il va jusqu'à ressusciter les pieds métriques de la versification latine comme le spondaïque. Max Aub va mettre à profit son séjour forcé à Djelfa pour remonter le moral de ses compagnons d'infortune. Devant la hargne des gardiens français, il sera obligé de dissimuler ses écrits à l'intérieur de sa paillasse, et la nuit, au hasard de la grêle lueur d'une chandelle, il lisait régulièrement à ses compagnons de captivité ses poèmes qui signifiaient pour eux, une vengeance imaginaire sur leurs bourreaux. Par cette lecture, il créait à ses camarades un espace privilégié où ils pouvaient se permettre un répit où ils tentaient d'extirper l'excès de souffrance infligée par leurs gardes-chiourmes. Le fait d'écouter ces poèmes, véritables invectives contre la tyrannie des Français, mettait un baume sur leurs âmes meurtries. Ces poèmes devinrent leurs armes et leur unique protection pour survivre au jour le jour. Le regard de l'autre, de l'Européen ne cesse d'enregistrer la manifestation solidaire des autochtones, leur compassion dans leur souffrance de colonisés. L'utilisation du poème épique médiéval est intentionnelle pour dénoncer le barbarisme des autorités du camp. Dans la conception de ce dernier, l'auteur use d'une telle perméabilité que le poème épouse tour à tour les moules du conte fantastique et du cinéma (3). Cette hybridation des genres, chère à Gérard Genette, est habituelle chez notre auteur qui a déjà utilisé ce procédé dans ses romans. Dans le poème épique Toute une histoire, Toda una historia, l'auteur met en exergue la symbolique du mendiant qui prend en pitié un malheureux réfugié en lui tendant un morceau de pain, geste rehaussé par l'indifférence d'un riche cheikh sur sa jument, qui assiste à la scène et qui ne voit rien de ce qui se passe sous ses yeux. Mais ce don va être fatal au jeune prisonnier ; comme c'est un vrai crime de posséder du pain, il subit le châtiment de l'oubliette d'où il sort fou à lier. Et en plein délire, il s'élance vers les barbelés où, sourd aux semonces de la sentinelle qu'il n'entend plus, il se fait abattre d'une rafale. La clémence des Algériens est un geste, un regard, une manifestation muette: le poème Ya hiedes Julián Castillo, Tu es déjà putréfié Julián Castillo témoigne de la solidarité des Algériens et met en exergue le mépris raciste des Français devant la mort (le cercueil du réfugié espagnol est transporté sur un chariot de cirque étoilé). A la porte de l'église vingt Arabes se sont réunis, ils ont appris la mort d'un autre réfugié. Les Arabes regardent le cercueil... Misères et humiliation Ils te tendent toujours la main Et du regard ils disent: Encore un autre malheureux. Dans sa poésie de la nostalgie, l'auteur chante l'hymne à l'Algérie dans Djelfa, l'unique poème en prose de ce livre, dans cette description féerique où l'irréel côtoie le réel: «Dans le silence, je sens que la terre se déplace vers l'avant... Désert, miroir du ciel. Le marabout de plâtre, crâne lisse à demi dissimulé par la colline, face-à-face avec l'authentique demi-lune du ciel. Carte postale de Constantinople (...)». Dans le poème en vers libres, Le gourdin entre les mains, El palo entre las manos, l'auteur dénonce les crimes contre l'humanité commis dans le camp et dans le cas de ce réfugié mort de faim et de froid, le commandant ordonne au médecin de certifier la mort naturelle: Que personne ne s'avise à mourir entre les barbelés dès que quelqu'un est dans un état grave qu'il crève dans l'ambulance et qu'on certifie qu'il respirait encore. Dans Dimanche de Pâques, l'auteur ne perd pas de vue la traîtrise de certains Algériens renégats au service des Français. Plus tard dans son exil mexicain, il les désignera du terme algérien de «harka» dans le récit qu'il écrit en 1961 quand il apprend la lutte pour la libération nationale 4. La sentinelle arabe nous fixe de son regard borgne... immobile, accroupie, le mauser sur la cuisse, les talons pleins de crasse et l'âme vendue... Mais alors qui donc est le véritable prisonnier?