Après avoir été longtemps inaccessibles, les tombes des mémoires algéro-françaises s'ouvrent les unes après les autres. Aujourd'hui, les murmures et les manuscrits que l'on se passait sous la table au lendemain de la guerre d'Algérie, sont les objets de débats en dépit des réticences qui se manifestent à Paris ou Alger. Les boîtes de Pandore qui s'ouvrent n'entraînent parfois qu'une certaine agitation témoignant du zèle de groupuscules fanatiques et nostalgiques. Car les forces vives des deux sociétés ne sont pas indifférentes à leur Histoire commune à la fois belle et cruelle. Certes, le chemin n'est pas facile, 60 ans après la signature des accords d'Evian qui mettaient fin à la guerre d'Algérie, le 18 mars 1962. Parce qu'il s'agit d'un siècle et demi de dépossession, de repeuplement, de déculturation et de dépersonnalisation. Ce n'était pas une colonisation traditionnelle. Jean Amrouche décrivait bien cette période: «Lorsque le colonisateur français universaliste arrivait au Cambodge, en Afrique noire ou en Kabylie et commençait son enseignement avec une générosité illusoire en disant: Nos ancêtres, les Gaulois...», opérait immédiatement une coupure dans l'esprit de ses élèves. Il enseignait, pensait-il, la civilisation, et rejetait aussitôt dans les ténèbres, non pas extérieures, mais dans les ténèbres intérieures, toute la tradition des ancêtres et des parents. L'Algérie était trois départements français. Pour mémoire: celui d'Oran était, à la veille de l'indépendance, la première ville européenne en Afrique, sans équivalent même en Afrique du Sud, 390 000 Européens à Oran et 200 000 musulmans. Le réveil de la mémoire Que sont devenues les relations entre les Français et les Algériens, 60 ans après l'accession de l'Algérie à son indépendance? Pourtant, aujourd'hui, «près de 39% des jeunes Français ont un lien familial avec la guerre d'Algérie», affirme-t-on du côté français. N'oublions pas que la plus grande communauté étrangère établie en France est algérienne. Le berbère constitue la deuxième langue non territoriale parlée en France, après le français. Officiellement en France, le comité consultatif pour la promotion des langues régionales et de la pluralité linguistique interne certifie régulièrement cette langue. Bref, les deux pays ont compris leur héritage commun et les liens les unissant même si, parfois, certaines passions se déchaînent de part et d'autre. Peut-on arrêter le cours de l'Histoire? À Paris comme à Alger, les travaux sont maintenant trop nombreux pour tenter d'établir un inventaire exhaustif des recherches, publications, colloques, séminaires, films... produits en France sur les questions d'histoire et de mémoire algéro-françaises. Le juriste Tahar Khalfoune souligne: «Le premier est que les historiens pionniers qui se sont intéressés à l'Algérie et à son histoire et lui ont consacré de nombreux et intéressants travaux, à l'instar de Charles-André Julien, Charles-Robert Ageron, André Nouschi, Pierre-Vidal Naquet, Gilbert Meynier... ont inauguré une histoire franco-algérienne épurée de l'idéologie coloniale, et ce sont bien les premiers historiens français à se démarquer de «l'école coloniale» de l'Empire». En France, les forums, conférences et colloques sur l'Algérie commençaient à occuper les espaces et à animer le monde associatif et universitaire notamment à partir des années 1990. Ainsi, la Ligue de l'enseignement, l'Institut du Monde arabe et l'Institut Maghreb-Europe avaient organisé, à la Sorbonne en mars 1992, un colloque sur La mémoire et l'enseignement de la guerre d'Algérie, puis il y a eu en 1995 un colloque sur le thème Juger en Algérie, sous l'égide de l'Ecole nationale de la magistrature et un autre La crise algérienne: enjeux et évolution, organisé en décembre 1997 par l'Iufm de Lyon avec la collaboration de l'université Jean Moulin, Lyon 3, l'université Lyon 2 et la maison de l'Orient méditerranéen. Les colloques Droit et Justice en Algérie aux XIXe et XXe siècles, organisés en octobre 2002, conjointement par l'Association française pour l'histoire de la justice, la Mission de recherche Droit et Justice et la Bibliothèque nationale de France, avec le concours du service des Archives du ministère de la Justice; le colloque à la Sorbonne en novembre 2002: La guerre d'Algérie au miroir des colonisations françaises ; le colloque à l'ENS Lettres et sciences humaines de Lyon: Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire, en juin 2006 ainsi que celui de l'association Forum de solidarité euro-méditerranéen (Forsem), le 5 avril 2013 à l'ENS de Lyon sur le thème L'Algérie d'hier à aujourd'hui: quel bilan? Il y a également, la tenue en janvier dernier d'un grand colloque à la BNF et à l'IMA consacré à des figures qui se sont opposées à la colonisation, et qui a rassemblé près de 500 participants, avec les contributions de 30 universitaires. Il a été dirigé par Tassadit Yacine et Tramor Quemeneur. Ensuite, la recherche, la production et le travail historique ont éclos sur la guerre d'indépendance algérienne au cours des années 1980. L'historien Tramor Quemeneur le confirme: «Avec notamment la thèse de Benjamin Stora, mais aussi d'autres historiens comme Guy Pervillé. Ce travail historique a commencé à se renforcer au cours des années 1990 et surtout 2000, avec une nouvelle génération de chercheuses et de chercheurs, dont Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche...». Crime contre l'humanité Plus globalement du côté de l'Elysée, les choses avancent et évoluent au cours de ces dernières vingtaines années. «Crime contre l'humanité» n'est plus un tabou du côté de la France, on en parle même. Même le tortionnaire, le général Paul Aussaresses a fini par avouer avoir commis des crimes en Algérie. Aussi, rappelons-nous: le président français Emmanuel Macron n'a-t-il pas qualifié, un certain 14 février 2017 à partir d'Alger, la colonisation française en Algérie de «crime», de «crime contre l'humanité» et de «vraie barbarie», alors candidat à l'élection présidentielle? À l'exception de Nicolas Sarkozy, les présidents français, Jacques Chirac, François Hollande et Emmanuel Macron, ont contribué, même si beaucoup reste à accomplir, à faire avancer le débat sur la réconciliation de la mémoire franco-algérienne et à faciliter l'accès à des archives relatives à des périodes sensibles de l'histoire des deux pays. Il faut dire qu'au-delà des groupes fanatiques de l'extrême droite, des nostalgiques de l'Algérie française et des harkis, nul n'ignore de quoi est coupable la France et redevable envers le peuple algérien. L'historien Quemeneur assure: «D'importants progrès ont été réalisés en France sur la question des archives: il existe une très grande ouverture depuis 2012: les archives dites sensibles, qui concernaient la protection de la vie privée ou la sûreté de l'Etat devenaient consultables cinquante ans après la fin de la guerre d'Algérie. L'Instruction gouvernementale interministérielle (IGI) n°1300 a demandé de déclassifier tous les documents classés secret-défense avant de pouvoir les communiquer, ce qui a considérablement entravé les possibilités de consultation. Mais depuis 2021, l'accès est à nouveau largement ouvert. C'était l'une des préconisations du Rapport Stora.». Il s'agissait d'un rapport, pour rappel, remis au président Macron, le 20 janvier 2021, lui suggérant notamment la mise en place d'une commission mixte (Mémoire et vérité), chargée d'impulser des initiatives mémorielles communes entre la France et l'Algérie. Et quoi que l'on dise du Rapport Stora recommandé par le président Macron, il demeurera néanmoins qu'il est une porte ouverte pour d'autres rapports et travaux. Ensuite, le gouvernement français a décidé le 2 décembre 2021, l'ouverture des archives relatives aux affaires judiciaires et aux enquêtes de police réalisées lors de la guerre d'Algérie. Ainsi, un arrêté du ministère de la Culture rend consultables toutes «les archives publiques produites dans le cadre d'affaires relatives à des faits commis en relation avec la guerre d'Algérie entre le 1er novembre 1954 et le 31 décembre 1966». Il faut également rappeler deux précédents arrêtés relatifs aux archives de la guerre d'Algérie, publiés par le ministère de la Culture. Le premier, du 9 septembre 2019 permet l'ouverture des archives relatives à la disparition de Maurice Audin, alors que le deuxième, du 9 avril 2021, permet celle des archives relatives aux disparus de la guerre d'Algérie. S'ajoute à cela, depuis quelques mois, la mise en ligne des guides thématiques. Ils font état des sources disponibles concernant plusieurs événements et sujets liés à la guerre d'Algérie: les harkis (sources sonores et audiovisuelles, sources écrites), les disparus de la guerre d'Algérie, la disparition de Maurice Audin, l'assassinat d'Ali Boumendjel, et la fusillade de la rue d'Isly à Alger, le 26 mars 1962. Il faut dire comme le soulignait un adage tiré du tiroir de l'humanité: «Quelle que soit la vitesse d'un mensonge, un jour la vérité le rattrapera.».