Il faut savoir que les restaurants du coeur ne sont pas destinés qu'aux seuls démunis, mais à tous ces travailleurs qui sont loin de chez eux. Ramadhan est là, il est temps de faire preuve de piété car le mois de carême est perçu comme une occasion en or pour se racheter. D'autres, par contre, observent sa venue avec une pointe de crainte et d'appréhension. La pauvreté progresse. La misère monte de quelques crans. Néanmoins, il faut se soumettre aux règles et préceptes de l'Islam. Il est nécessaire de faire preuve de piété et jeûner, même si aller le ventre creux, sans même espérer un maigre dîner, relève du supplice. Les temps sont difficiles. Il faut se le dire: en Algérie, il y a toujours des gens qui ont faim. Cette vérité est, certes, cinglante, mais elle est là, toute nue à nous regarder. Il suffit d'ouvrir les yeux pour la voir. Et la preuve est là: les restos du coeur sont toujours là. En ce mois sacré de jeûne, l'Algérie en pullule. Alger en regorge. Il est 15h. Hamid s'affaire à placer les tables et les chaises. Propriétaire d'un restaurant, situé en plein coeur de la rue Hassiba Ben Bouali, à Alger, Hamid l'a transformé en resto du coeur, Mataâm El Rahma, pour nos concitoyens. «Au début, j'allais cuisiner des plats pour les clients. Donc, travailler comme j'avais l'habitude de le faire, c'est-à-dire préparer des repas aux mêmes prix que ceux que je fixe pendant les autres mois de l'année», nous confie-t-il. «Je sais que mes clients n'ont pas assez de moyens pour se payer un dîner à 250 dinars, comme il est proposé dans la majorité des restaurants d'Alger. Je me suis dit, je vais les arranger et ils paieront ce qu'ils consomment au prix raisonnable de 60 dinars tout en choisissent le plat qu'ils désirent», ajoute Hamid tout en s'occupant à mettre les nappes. Que s'est-t-il passé par la suite? avons-nous demandé. «Eh bien, après, il y a eu un homme d'affaires qui est venu me proposer de mettre le restaurant à sa disposition. Il a débloqué, à cet effet, un budget à même d'offrir 60 plats quotidiennement aux nécessiteux», nous répond-il. Dans la cuisine, tout est déjà mis en place. Les grandes marmites bouillonnent sur les fourneaux. Il fait très chaud dans la cuisine. Sid-Ali, le cuisinier, s'affaire à couper les légumes en petits dés. Il travaille en fredonnant l'une des chansons phares d'El Badji, El Maqnin Ezzin (Le beau rossignol). Ici, les goûts se disputent, car de l'autre côté, Abderrahmane, la vingtaine consommée, plongeur de son état, écoute une chanson d'amour de Matoub, El Mahna. Ce mélange harmonieux se mêle à l'odeur de la chorba. Un plat exclusivement «ramadhanesque». Retour dans la salle. Les deux serveurs, épaulés par Hamid, viennent de tout mettre en ordre. Ils se placent donc devant le téléviseur, en attendant...17h. Pourquoi 17h? «Parce que c'est à cette heure que les gens arrivent». A 16h30, une petite queue s'est déjà formée devant l'entrée du restaurant. Le rideau est toujours baissé. «Nous ne levons le rideau que lorsque tout sera prêt» nous signale Hamid. Et lorsque l'heure arrive, notre interlocuteur invite les jeûneurs à entrer. Il faut bien se reposer, car se mettre debout en attendant l'appel du muezzin, ne fera que chauffer les esprits. Les gens sont sur les nerfs. Ils n'ont plus d'énergie. On dit bien: «ventre affamé n'a point d'oreilles». Ce proverbe, on ne le comprend qu'en vivant avec les Algériens pendant le mois de carême. Une simple parole, aussi futile soit-elle, peut semer la zizanie et créer la pagaille. Les esprits se déchaînent et voilà que l'irréparable se produit. Ils ont tous la tête près du bonnet. Ceux qui étaient à l'entrée du restaurant, entrent maintenant un par un. La majorité d'entre eux ont le visage blême. Les figures de certains sont émaciées. Le jeûne a fait son effet. Du reste, en voyant ces gens-là, toutes les idées sur les nécessiteux fréquentant les restaurants du coeur, s'évanouissent une par une. Il ne s'agit pas de ces personnes en guenilles, traînant leur misère derrière eux, qui s'y rendent, mais bien un autre genre. Mis à part les quelques vieux, qui n'ont pas où aller, les autres sont des travailleurs dont le revenu ne permet pas de prendre un f'tour à hauteur de 300 dinars. «Vous vous imaginez un peu, si je mange dans un restaurant payant, le mois de carême me coûterait la somme de 9000DA. Cela, sans compter les frais de transport et ce que je dépense pour le s'hour», lance Kheireddine, employé dans un magasin à Alger. Les jeûneurs se mettent à table. Les deux rangées, longeant la salle, sont pleines. Il ne reste plus aucune place. Les deux serveurs s'affairent à servir la chorba. Il reste encore vingt minutes. Les jeûneurs s'impatientent. Déjà, depuis quelque temps, ils regardent leurs montres. Le téléviseur, niché à deux mètres du sol, continue à enchaîner les programmes, comme on égraine un chapelet. Il est 18h30. Encore douze minutes à attendre. Les sirènes du ventre sont actionnées depuis quelques heures. Dehors, quelques passants pressés hâtent le pas. Il faut rentrer avant l'appel du muezzin; car rien ne vaut un plat de chorba consommé à table, entouré de tous les membres de sa famille. Et justement, le charme de ce mois sacré, son secret même, réside en ce qu'il est un mois qui réunit les coeurs. Mais ici, dans ce restaurant de la «miséricorde», dans la tête de chacun, continuent à défiler les séquences d'une fin de journée ramadhanesque qu'on aurait aimé passer avec ses enfants, pour les uns, avec ses parents, pour les autres. «Ici, je suis obligé de changer mon programme. Tout est chamboulé. Je termine mon travail à quinze heures. Après, que dois-je faire, si ce n'est errer à travers les rues d'Alger en attendant l'iftar», confie Mohamed qui traîne ses mots comme un forçat traîne un boulet. «Toutes mes habitudes se sont modifiées soudainement. Mais je suis forcé de m'y soumettre. Wach t'hab (que voulez-vous?), la vie est ainsi faite et on ne peut pas faire autrement», ajoute notre interlocuteur qui presse le morceau de citron et verse les quelques gouttes dans son plat de chorba qui, à présent, s'est refroidi. Pour Mohamed, tout comme son collègue Azzedine, «ces restaurants de la rahma doivent changer de vocation». Mais pourquoi? a-t-on demandé. «Voyez de vos propres yeux, ce ne sont pas des mendiants qui viennent ici. Les gens ne sont pas en loques. Ils sont tous bien habillés et tous sont bien portants. Aucun d'entre eux ne donne l'air d'un vagabond, ni n'a une mine patibulaire», a-t-il insisté. Il faut savoir, dans ce sens, que les restaurants du coeur ne sont pas destinés qu'aux seuls démunis mais à tous ces travailleurs, venus des quatre coins du pays et qui n'ont, de ce fait, pas les moyens de préparer leur f'tour. Ces lieux, donc, s'avèrent «salutaires». Du reste, comme nous l'avons constaté de visu, les gens ne peuvent pas se permettre de payer un f'tour à 300DA. D'autant plus que les salaires de la plupart de ceux qui fréquentent ces restaurants, ne dépassent pas les 25.000DA. Et il ne faut surtout pas oublier que le salaire du mois de septembre a été «sacrifié» pour la rentrée scolaire. Certains, dont la famille est nombreuse, se sont même endettés jusqu'au cou. Il reste encore dix minutes. Sur le petit écran, l'émission spécial Ramadhan, Khatem Souleiman (La bague de Salomon), a déjà commencé. Elle permettra aux jeûneurs d'oublier, du moins pour quelques instants, leur faim. Les serveurs, quant à eux, sont à pied d'oeuvre et commencent à servir les plats de résistance. Au menu tajine zitoune (plat d'olives) avec de la viande, de la salade, du yaourt et des poires. C'est donc un repas complet. «Les jeûneurs dîneront en toute dignité», nous indique le propriétaire du restaurant. Il faut souligner, en passant, que cette année le ministère de la Solidarité a prévu des bus spécialement pour faire parvenir les couffins jusqu'aux domiciles des nécessiteux. Une enveloppe budgétaire de 15 millions de dinars a été allouée par des bienfaiteurs afin de «respecter la volonté des familles nécessiteuses et de préserver leur dignité», a indiqué Ould Abbès, ministre de la Solidarité. Il est 18h42 en ce jeudi 28 septembre 2006. Le muezzin, de son minaret, appelle les musulmans à rompre le jeûne. Les rues d'Alger se sont vidées d'un seul coup. A l'heure qu'il est, l'ensemble des rues des pays musulmans sont désertes. Saha f'tourkoum! Bon appétit!