L'ancien chef de gouvernement livre à nos lecteurs ses impressions sur certains sujets de l'heure. Suivons-le. L'Expression: A Berriane, à Oran à Chlef, des jeunes Algériens sont descendus dans la rue pour exprimer leur colère. Les raisons diffèrent mais la manière est la même. Les émeutes sont-elles devenues l'ultime moyen de recours pour les citoyens? Que cache en fait cette «révolte»? Ahmed Benbitour: C'est le moment de faire preuve de beaucoup de lucidité pour laisser de côté le langage de la complaisance et de la dénonciation et passer à celui de la mise en oeuvre des remèdes. Nous enregistrons une aggravation dramatique des conditions de vie de la population avec les risques croissants d'instauration, sur l'ensemble du territoire national, d'une situation d'émeutes qui sera très difficilement maîtrisable. Nous constatons une escalade dans les actes de violence. Au début, les émeutiers s'attaquaient aux seuls symboles de l'Etat, ensuite ils ont ajouté les commerces, puis c'est au tour des habitations de devenir la cible, comme cela s'est passé à Berriane et à Oran. Sans aller dans l'alarmisme, il faut se rappeler les expériences de pays qui ont connu de telles situations en Amérique latine, en Afrique et ailleurs. Il faut très sérieusement s'attacher à prévenir le risque de basculement dans une anarchie rythmée par les révoltes de gens assoiffés de vengeance, à la recherche de têtes, décidés à détruire, faute de perspectives solides de changement, tout ce qui représente une référence au régime prédateur considéré, responsable de leur misère. Dans un tel contexte, il appartient à toutes les parties prenantes de réaliser que la nécessité de changement ne peut plus se conjuguer au futur lointain mais au présent impératif! Alors devons-nous préparer ce changement pour le progrès et la prospérité du peuple algérien ou devrions-nous attendre qu'il soit imposé à nous par la violence et le chaos? C'est la question qui doit préoccuper plus que tout autre, chaque citoyen algérien et chaque responsable à quelque niveau que ce soit! L'évangélisation et «le conflit ethnique»: voilà deux phénomènes que l'on croyait étrangers à notre société. Les événements nous démontrent le contraire. Que se passe-t-il dans la société algérienne? Comment interprétez-vous ces bouleversements? Franchement, je crois que nous sommes en train de nous noyer dans un verre d'eau. Il n'y a aucune raison de s'inquiéter de l'avenir de l'Islam, sauf pour ceux qui ne le connaissent pas. Cette religion n'est pas envoyée à un «peuple élu», ni à un groupe ethnique, ni à un sexe particulier, mais pour tous, en tous lieux et en tous temps: «Et Nous ne t'avons envoyé que comme une miséricorde pour les mondes» Coran, 21-107; ou encore «Les croyants et les croyantes sont les amis les uns des autres» Coran, 9-71. A leur arrivée au Maghreb, les musulmans venus d'Orient, avec l'aide de la population locale et ses dirigeants qui vont très rapidement adopter cette religion, vont chasser le colonialisme byzantin et offrir aux dirigeants berbères, l'opportunité de participer à la grandeur de l'Islam. Tariq Ibn Zyad, d'origine locale, va conduire les musulmans vers l'Andalousie. Hassane Ibn Naâmane va confier le commandement d'une armée de 12.000 hommes au fils de la Kahina. C'est grâce aux musulmans berbères et leurs dirigeants que l'Islam va s'implanter dans une bonne partie du sud de l'Europe, dans les Empires du Soudan et du Mali. Après de telles réalisations et avec tous les moyens dont dispose l'Islam pour s'enraciner encore plus fort dans la société, a-t-on le droit de s'inquiéter lorsque quelques citoyens choisissent de suivre une autre religion? N'avons-nous pas résisté au travail systématique de tentative d'acculturation par le colonialiste? Réveillons-nous et occupons-nous de choses plus importantes qui menacent la stabilité du pays, ce sont les questions politiques, économiques, sociales et sécuritaires! «L'heure est à l'application de la Constitution pas à sa révision», pense M.Ahmed Benbitour. Et pourtant vous-même vous ne cessez de relever les lacunes de l'actuel texte fondamental. L'on citera notamment le bicéphalisme de l'Exécutif. D'autres personnalités de l'Etat à l'image de MM.Abdelaziz Ziari, Abdelaziz Belkhadem, pensent qu'il est grand temps de revoir la Constitution de 1996 dont le contenu répondait à une situation d'urgence... Je n'ai à aucun moment parlé de défaillance de l'actuel texte fondamental, j'ai parlé de non-respect de ce texte par les autorités compétentes. C'est un texte qui a été élaboré dans une situation de transition d'un système autoritariste de parti unique vers un système démocratique à plusieurs partis. Il n'est pas question de bicéphalisme, mais de souplesse pour l'adapter à la force politique dominante, parce qu'en transition, les forces politiques sont en évolution par définition. Malheureusement, nous sommes toujours en période de transition et nous n'avançons pas vers la démocratie; c'est plutôt le chemin inverse qui est suivi. Mais j'ai dit dès la première question que la gravité de la situation exige de nous, de parler le langage de la vérité. S'agit-il de réviser la Constitution pour l'adapter à une nouvelle situation ou pour prolonger la présence au pouvoir du Président en exercice? Si c'est la première raison qui prévaut, il aurait fallu ouvrir un large débat pour faire un diagnostic de l'état d'application de la Constitution, les défaillances enregistrées et les solutions à apporter. Ce n'est pas le cas. C'est la deuxième raison qui prévaut. Ce n'est pas au moment où le capital scientifique mondial double tous les huit ans, qu'il faille garder un Président, ou même un responsable de haut rang, au pouvoir plus de dix ans quel que soit son niveau de performance! En 2025, le capital scientifique mondial doublera en moins de 90 jours! C'est un autre niveau de compétence au sommet de l'Etat qui s'impose aujourd'hui! Il s'agit d'une question de nouvelle génération de dirigeants, pas d'appréciation des personnes. Vous ne cessez de stigmatiser la démarche économique de l'Algérie. Le pays, selon vous, transforme les réserves d'énergie non renouvelables en une réserve en devises à l'étranger, au lieu que cette devise soit mise au service de l'économie nationale. Le gouvernement, lui, estime que l'Etat consent des efforts considérables en investissant plus de 100 milliards de dollars dans des programmes de développement économique depuis près d'une décennie... Il faut bien noter que chaque baril de pétrole et chaque mètre cube de gaz extraits du sous-sol, sont, au départ, un appauvrissement de la nation puisque vous puisez en quelques décennies ce que la nature a mis des centaines de millions d'années à produire. L'utilisation qui est faite des devises tirées des exportations et de la fiscalité pétrolière pourrait être un investissement sur l'avenir ou une confirmation de la dilapidation d'une ressource non renouvelable. Vous parlez de 100 milliards de dollars de programmes. C'est le moment de faire la différence entre les programmes et les réalisations. Ce qui intéresse le citoyen ce ne sont pas les programmes mais les réalisations. Quel est l'état de réalisation du premier programme de relance de 7,5 milliards de dollars? Celui de soutien à la relance de 60 milliards de dollars? Très peu je crois. Mais le plus important c'est l'investissement dans le secteur productif par le privé national qui est le vrai créateur d'emplois durables. Il y a un taux de chômage très élevé surtout chez les jeunes. Il y a une mal-vie. Il faut arrêter de se gargariser de chiffres d'annonce! Que laissons-nous pour les générations futures? Que faut-il faire de l'argent du pétrole? Quels sont, à votre avis, les axes prioritaires sur lesquels devrait se focaliser le plan de développement économique pour les années à venir? Vous pensez bien que la réponse à votre question demande l'élaboration de tout un programme. Bien sûr, je possède à mon niveau tous les éléments d'un tel programme, mais pour rester dans la dimension de la réponse à une question dans un interview, je vais résumer. Il s'agit essentiellement de transformer une économie malade de la malédiction des ressources en une économie de protection et de développement. La stratégie globale s'appuie sur la transformation du capital naturel non renouvelable (les hydrocarbures) en capital humain, générateur de flux de revenus stables et durables. Je peux citer sans être exhaustif: 1-Compléter les investissements dans les infrastructures par des investissements dans le secteur productif par le secteur privé national; c'est un programme de PME, de banques d'affaires, de fonds d'investissements...pour susciter des complémentarités dans l'économie afin d'élargir les marchés. 2-Travailler à une épargne véritable positive par la dotation de règles de gestion crédibles et transparentes autrement dit, remplacer les ressources de l'abondance par des flux de revenus plus stables et plus durables. 3-Libérer le véritable potentiel de l'environnement naturel par la mobilisation de tous les individus autour d'une approche axée sur la lutte contre la pauvreté, la démocratie, la préservation de l'environnement, la justice sociale. Il faut bien noter que la distribution n'est pas la charité, c'est une stratégie globale contre la marginalisation en encourageant la participation des pauvres à l'essor économique. C'est l'investissement dans la santé, l'éducation, les autres services sociaux, le gisement de main-d'oeuvre. 4-La distribution équitable des avantages sur toute la chaîne de valeur de produit, particulièrement dans l'agriculture. Alors, renforcer des coopératives de petits producteurs agricoles pour être capables d'entrer en concurrence avec les acheteurs et les transporteurs intermédiaires pour réduire sensiblement la différence des prix de produits agricoles à la sortie des champs et au niveau du consommateur. 5-Accorder des subventions de péréquation aux autorités locales, de même que des mécanismes de décentralisation. Les décisions doivent être prises et la gestion s'opérer, à l'échelon le plus bas possible, dans le respect des critères d'efficience et d'efficacité de l'allocation des ressources publiques. Mais plus que tout, un système de gouvernance dans lequel les citoyens puissent s'exprimer et sanctionner, c'est-à-dire, avoir les moyens d'exiger et de recevoir des comptes! Alors que des économistes et des observateurs préconisent la création d'un fonds souverain, le gouvernement tergiverse. Il estime que cette option s'accompagne d'éléments de risque fort. Qu'en pensez-vous? C'est un débat pour éloigner les citoyens de se préoccuper des gaspillages énormes réalisés à l'intérieur de l'économie. Il faut d'abord faire la preuve de sa capacité à gérer les affaires économiques intérieures pour prétendre réaliser des placements à l'étranger qui nécessitent un autre niveau de compétence. Nous en sommes bien loin!