Le défi que nos économistes sont appelés à relever consiste à construire des représentations de la réalité économique et sociale spécifiques à l'Algérie. La plupart des économistes algériens restent prisonniers de concepts empruntés à la science économique occidentale et persistent à vouloir rendre compte de l'évolution actuelle de notre économie à partir des notions de base qui en constituent le socle: offre, demande, calcul de profit, consommation, formation des prix, etc. De la même manière, l'étude de la concurrence imparfaite, celle des défaillances de marché, l'utilisation des agrégats macroéconomiques, de la fonction de la monnaie, procède d'un mimétisme absolu à l'égard des différents courants de la pensée économique libérale. Enfin, un travers commun partagé (y compris par l'auteur de ces lignes), consiste à étudier les politiques économiques (politique budgétaire, politique monétaire, politique fiscale, politique de lutte contre le chômage), à l'aune des fondements même d'une économie de production, alors que l'économie algérienne est encore largement une économie de rente. Il n'est que temps aujourd'hui pour les économistes mais aussi les juristes, les politologues et les sociologues de réfléchir différemment. Il s'agit, en effet, de rendre compte de l'extrême complexité du fonctionnement de notre société, dans laquelle la part représentée par les échanges économiques entre les différents agents est devenue prépondérante et pour ce faire, de dégager, au terme, d'un long et patient travail de réflexion, d'analyse et de collecte des données, de nouveaux concepts qui permettront de mieux appréhender les soubassements de notre économie, de mieux comprendre ses différents dérèglements et par voie de conséquence d'en rechercher les remèdes les plus appropriés. La désuétude du concept de linéarité Il est certainement important de se débarrasser, une fois pour toutes, du concept de linéarité, qui est sous-jacent à l'ensemble de la littérature économique algérienne. Nos économistes continuent, au soutien de leur démonstration et plus souvent de leur plaidoyer en faveur de telle ou telle politique économique, de poser des équations linéaires à une seule inconnue, comme si nos responsables politiques ignoraient la nécessité d'adapter l'offre à la demande ou comme si leur intention était de revenir au «tout-Etat». Plus personne aujourd'hui ne peut douter que les mécanismes de fonctionnement de notre économie obéissent au principe de non-linéarité, que les systèmes auxquels se rattache notre économie sont multidimensionnels et enfin que les phénomènes sociaux forment des boucles si complexes qu'il est impossible de les enfermer dans la problématique classique de l'économie de marché ou de la bonne gouvernance qu'on aurait au préalable détachées de leurs déterminants politiques et socioculturels. Aucun discours, aucune analyse ne viendront à bout du fait que la macroéconomie, en tant que science complète, n'a pas vocation à s'appliquer, -sous réserve de solides adaptations méthodologiques-, à une économie rentière. Tous les économistes algériens le soulignent en filigrane, au commencement de leurs études, mais l'occultent tout au long de leur démonstration. C'est ainsi que nos spécialistes qui sont aussi de redoutables censeurs de l'action du gouvernement, accablent les pouvoirs publics, à cause, par exemple, de leur inaptitude supposée à réaliser l'harmonisation de l'offre par rapport à la demande, à instaurer la concurrence parfaite, à réguler les prix, comme s'il s'agissait pour nos gouvernants de mettre simplement en musique une partition élaborée par une pensée économique d'application universelle. Il n'est pas jusqu'aux hommes politiques eux-mêmes qui se laissent prendre aux mirages de certaines formules magiques, en considérant par exemple que les exonérations fiscales accordées aux chefs d'entreprise encourageront ces derniers à créer des emplois, parce que tout mécaniquement, il est admis dans la théorie keynésienne, que de telles mesures stimulent l'activité économique. Le Forum des chefs d'entreprise (FCE) participe également de cette tendance qui consiste à croire que l'instrument fiscal est le moyen privilégié de faire redémarrer la machine économique. Le redressement de l'économie algérienne n'est pas de ceux auxquels sont justiciables les économies déséquilibrées conjoncturellement, mais celui d'une économie foncièrement non productive, de caractère rentier, totalement dépendante du secteur exportateur pétrolier et gazier. Le recours aux techniques et instruments inspirés soit du keynésianisme, soit d'une autre doctrine économique libérale n'indique pas quelle voie royale il convient de suivre pour créer les conditions du développement. En revanche, la rationalité économique la plus élémentaire suggère que le rapprochement graduel de l'Algérie des pays émergents est celui qui passe par l'amélioration de la compétitivité de nos entreprises. Or celle-ci suppose des investissements qui devront être réalisés dans la durée et aussi des sacrifices. A cet égard, il faut dire et redire, en dehors des aspects positifs qu'elle recèle-, que les réformes inscrites dans la LFC pour 2009 et celles, prévisibles de la LF pour 2010 constituent des réformes périphériques dont l'impact sur la croissance, la création d'emplois, la qualification du travail, la réduction du marché informel n'a même pas été évalué, ne serait-ce qu'au travers de simulations. La seule réforme centrale concevable est celle qui mettrait toutes les actions économiques et sociales au service de la compétitivité de l'appareil de production. Mais ceci n'est possible que si l'économie cesse d'être l'otage de la logique rentière pour être mesurée à l'aune des richesses produites ainsi que des biens et services exportés, puisque aussi bien notre pays a vocation à s'insérer dans la mondialisation. A cet égard, est-il iconoclaste de dire que les Algériens ont tendance à vivre au-dessus de leurs moyens, au regard du montant de notre PIB hors hydrocarbures? Est-il normal pour un pays qui exporte -hors hydrocarbures-, moins de 1 milliard de dollars de produits par an, de vouloir en importer pour 40 milliards, sans qu'une hiérarchie des besoins à satisfaire ait été établie et seulement grâce à des ressources (par nature erratiques) prélevées sur la fiscalité pétrolière? La recherche de réponses à ces deux questions essentielles invite déjà à remettre à plat, le statut de la science économique. Quels statuts de la science économique? Il est utile de rappeler que la science économique n'est pas une science exacte, comme la physique ou les mathématiques, elle est à la fois une science sociale, une science politique et une science morale. Certains des économistes qui sont intervenus pour commenter la LFC pour 2009 affectent de considérer la science économique comme une science exacte. Elle ne l'est déjà pas dans les économies où prévaut la notion d'efficacité dans l'utilisation des ressources et où les agents économiques parviennent à coordonner leurs actions grâce à la séduction des différents coûts de transaction. Elle ne l'est assurément pas dans un pays qui fonctionne selon une logique rentière, suffisamment puissante pour façonner les mentalités et les représentations symboliques. La référence systématique à des modèles et à des théories par lesquels sont analysés le fonctionnement du marché, l'allocation des ressources, les processus d'ajustement des prix est totalement décalée, car ces différentes lois ne peuvent constituer urne expérience reproductible en Algérie. Le défi que nos économistes sont appelés à relever consiste à construire des représentations de la réalité économique et sociale spécifiques à l'Algérie et à évaluer sur le terrain la validité de ces représentations. Dans un pays où l'Etat reste le principal agent d'accumulation du capital, c'est à partir de l'attitude de la puissance publique que se déterminera la quasi-totalité des comportements des agents économiques. En cela, la science économique est bien une science politique. On a pu en mesurer toute la dimension à travers les débats auxquels continue de donner lieu la LFC pour 2009. Toutes les interventions de l'Etat sont justiciables d'une appréhension par la science économique, qu'il s'agisse des mesures fiscales, de la politique monétaire, des transferts sociaux ou encore de la lutte contre les fraudeurs. Pour autant, il n'en résulte pas que le volontarisme politique dans notre pays puisse exercer une influence déterminante sur les comportements économiques des agents, car il doit, au préalable, lever deux lourdes hypothèques: la complexification de la société algérienne qui n'est plus une société manipulable à discrétion et l'éparpillement des centres de décision (les féodalités locales sont de plus en plus influentes et échappent au pouvoir central). Enfin, la science économique est une science morale. D'abord, pour la raison qu'elle met en avant l'impératif de la justice sociale qui constitue la préoccupation proclamée du gouvernement (bien que cet impératif soit sans cesse écorné par la multiplication de niches fiscales au profit de certaines catégories, ce qui ne peut que porter atteinte au principe constitutionnel de l'égalité de tous devant les charges publiques). Ensuite, parce qu'elle subordonne le principe d'efficacité à la protection du consommateur (sa santé, sa sécurité, son pouvoir d'achat) et contribue à l'émergence du développement durable qui est désormais indissociable de la protection de l'environnement. Elle est, enfin, une science morale par l'enrichissement qu'elle apporte à la théorie du droit pénal des affaires. En Algérie, la science économique apparaît, dans la phase actuelle, davantage comme science politique, mais science politique au sens de science du pouvoir et non pas au sens de science de l'Etat. Quant à son statut de science morale, il reste à élaborer, à cause de l'ineffectivité du droit pénal des affaires, de la criminalisation de pans entiers de l'économie et des ravages de la corruption; ensemble de facteurs qui modifient radicalement le comportement des agents économiques. Et les défaillances de l'Etat? L'Algérie ayant amorcé sa transition vers l'économie de marché (théoriquement depuis le début des années 1990), c'est l'Etat qui a vocation à être le garant des règles du jeu. Il a pour obligation, comme dit plus haut, de faire respecter les règles de la concurrence, attribuer et protéger les droits de propriété, fixer les normes de sécurité au profit du consommateur et protéger l'environnement. Il peine à accomplir ses missions et tous les économistes le soulignent. En revanche, la réflexion intellectuelle reste parcellaire, sinon pauvre, en ce qui concerne les défaillances de l'Etat, qu'il s'agisse des défaillances organisationnelles ou des défaillances allocatives qui sont du reste liées. Au titre des défaillances organisationnelles, on citera le poids de la bureaucratie, non pas celle qui se pare de formalisme pour entraver le cours des activités économiques, mais celle qui se love à l'intérieur de l'appareil de l'Etat et porte atteinte à l'efficacité de la décision économique. Deux exemples pour l'illustrer: le premier est celui des difficultés que rencontre actuellement le ministre de l'Habitat et de l'Urbanisme pour obtenir la mobilisation des APC et des APW en vue de la réalisation, d'ici 2014, d'un million de logements, conformément à la Feuille de route fixée par le président de la République. Le deuxième est celui de l'incapacité absolue du ministre du Commerce de réguler les prix de denrées alimentaires en surabondance, invoquant l'argument irrecevable du principe de la liberté des prix, alors que la loi prévoit expressément sa limitation dans certaines hypothèses. On voit bien que l'Etat rencontre un problème de légitimité qui est situé dans son propre périmètre. Il ne s'agit pas, ici, du problème classique des légitimités entre gouvernants et gouvernés, mais de la capacité de l'Etat à obtenir le respect de ses propres décisions par ses propres agents, lesquels sont souvent ceux-là mêmes qui sont chargés de les exécuter. C'est ainsi que des projets d'intérêt public, des programmes économiques et sociaux visant l'amélioration des conditions de vie de centaines de milliers de nos concitoyens, peuvent être remis en cause ou ajournés, à cause du pouvoir de blocage des propres agents de l'Etat et/ou des élus locaux. Qui ne voit que les réformes de l'Etat, engagées à partir de 1999, ne sauraient se ramener à des rapports d'experts, conçus certes dans les règles de l'art, mais qu'aucune institution n'a le pouvoir de mettre en oeuvre? Les défaillances allocatives, elles, sont consécutives au fait que la rationalité de l'Etat est limitée, en ce sens que celui-ci ne maîtrise pas l'avenir. Il peut même être en situation d'asymétrie sur le plan de l'information par rapport à des entreprises stratégiques (Sonelgaz, Sonatrach) ou d'entreprises intervenant dans des secteurs de pointe (AT, Djezzy, WTA, etc.). Il n'est pas, par ailleurs, certain, que les autorités de régulation sectorielles puissent intervenir avec efficacité, comme en témoigne l'attitude de l'Arpt dans le conflit entre l'opérateur AT et le fournisseur d'accès à Internet, l'Iepad. A cet égard, ce qui devrait préoccuper les économistes algériens, c'est l'étude des arrangements institutionnels entre les agents économiques dans un pays où le marché est loin d'être pur et les interventions de l'Etat rarement efficientes. Ces arrangements permettent de pallier le phénomène structurel de l'allocation, sous- optimale des ressources, dans un contexte d'asymétrie de l'information aux dépens de la puissance publique et des institutions de régulation. Même si l'Algérie adopte pour l'organisation de son économie, les mêmes instruments juridiques et institutionnels que les Etats engagés, à des degrés divers, dans la mondialisation libérale, il ne s'en suit pas que les concepts qui nous permettraient de cerner les blocages, les retards et les dysfonctionnements qui affectent notre appareil de production doivent faire la part belle aux recettes de la macroéconomie occidentale. Il est attendu de nos économistes et de nos experts qu'ils renouvellent complètement les outils d'analyse, afin de nous aider à mieux comprendre que si la science économique est, comme la décrivait R.Barre, «la science de l'administration des ressources rares», la gestion de notre économie, quant à elle, a été trop souvent, en près de 50 ans d'indépendance, celle de la dilapidation de ressources non renouvelables. (*) Professeur en droit des affaires à l'Université d'Alger