La Grèce et la Turquie constituent pour ces jeunes des points de transit afin de rallier l'Europe de l'Ouest. Fini les embarcations de fortune. Les harraga algériens ont trouvé un nouveau moyen moins risqué pour rejoindre la rive Nord de la Méditerranée. Mustapha, la trentaine, un harrag multirécidiviste, parle de son périple impressionnant, le moins que l'on puisse dire. «Depuis mon expulsion d'Italie, il y a quelques années, mon seul rêve était de retourner dans un pays européen. Ce rêve, j'ai réussi à le concrétiser il y a un an», a-t-il raconté. Les larmes aux yeux, Mustapha parle des raisons qui l'ont poussé à quitter le pays et tenter l'aventure. Originaire de Baghlia, une petite bourgade perdue à l'est de Bordj Ménaïel, à 80 km à l'est d'Alger, où le chômage est roi. Mais Mustapha, peintre de métier, gagne bien sa vie. «Je vivais de petits boulots et j'essayais d'économiser le maximum d'argent pour réussir à payer mon voyage», confie Mustapha qui a fait de la «harga» une priorité, voire une raison de vivre et...de mourir. «Pour moi, retrouver l'Europe était primordial. Mais j'ai refusé de prendre le risque sur une barque de fortune». Mus, comme l'appellent ses amis, raconte dans le menu détail son «voyage» qui l'a mené jusqu'en Grèce. Tout a commencé lors d'un séjour en Italie où Mustapha a rencontré Hakim, un autre jeune de Dellys (Boumerdès) qui l'a mis sur orbite. «Lors de mon premier voyage j'ai fait la connaissance de Hakim. On avait bien sympathisé et on s'était vite trouvé des points communs. Apres s'être fait expulser, on s'était juré de tenter une nouvelle fois l'aventure...Il y a un an, Hakim me contacte et me propose de l'accompagner en Turquie pour tenter de rejoin-dre la Grèce». Et c'est le début de l'aventure dans tous ses états. Les deux jeunes se présentent à une agence de voyages qui leur a fourni des visas touristiques en règle pour une somme de 50.000 DA. Moh le policier Un semaine après, les deux aventuriers récupèrent leurs visas. Ils embarquent vers Istanbul, comme tous les touristes qui ont fait partie de ce voyage, à la seule différence que les deux jeunes avaient pris rendez-vous avec un passeur qui devait les attendre à l'aéroport. Dès qu'ils débarquent en Turquie commencent les déboires. D'abord le passeur n'est jamais venu. «Là, on s'est mis à la recherche d'autres passeurs pour qu'ils nous aident à faire la traversée vers la Grèce. Des compatriotes qu'on a rencontrés sur place nous ont orientés vers un certain "Moh le policier" originaire de Bordj El Bahri», raconte non sans amertume Mustapha. C'est une équipe très bien organisée. Moh le policier se charge de former les groupes dont il nomme un chef. «Et grande fut ma surprise lorsque j'ai rencontré la personne qui s'occupe de mon groupe. C'était Samir, mon ancien voisin.» Avant de revenir à son histoire, Mus s'attarde sur celle de son voisin qu'il vient de retrouver. «Il avait rejoint la Turquie il y a de cela 5 ans et à son arrivée il s'est fait arrêter et a été jugé pour immigration clandestine. C'est en prison où il a passé 6 mois, qu'il fait la connaissance d'autres passeurs dont Moh le policier. Le voilà donc à son tour passeur». Samir use d'un subterfuge machiavélique pour tromper la vigilance des gardes-frontières. Sa technique consiste à saisir les papiers de ses «clients», plutôt de ses victimes, et les faire passer pour des réfugiés palestiniens. Pour ce qui est des papiers, Samir leur promet de les envoyer à leurs familles moyennant la somme de 100 euros. Le transfert des papiers vers l'Algérie se fait par l'intermédiaire de «trabendistes» qui transitent par la Turquie. Samir leur donne rendez-vous à Idarna qui est un «vivier» de passeurs «Samir nous a donné rendez-vous à Idarna où l'on apprend la façon d'échapper aux services de sécurité et aux gardes-frontières grecs», témoigne Mutapha qui n'est pas au bout de ses surprises. «Après deux jours d'entraînement, on embarque vers la ville de Karaâðaç qui est frontalière avec la ville greque de Kastanies. Arrivés à Karaaðaç, le passeur fait l'appel et négocie avec chacun de nous le prix de la traversée» Ce prix varie entre 200 et 1000 euros, selon la tête du client. Le passage se fait de nuit sous une neige battante et un froid glacial. C'est un autre subterfuge sachant que les rondes des gardes frontières sont moins fréquentes la nuit. «Arrivés aux postes frontaliers, Samir nous fausse compagnie et nous abandonne livrés à nous-mêmes, sans aucun repère. Il ne nous restait plus qu'à marcher et à prier pour arriver à bon port...» L'ambassade d'Algérie en Turquie Le périple au milieu des bois et de la neige a duré 24 heures. Mustapha arrive enfin en Grèce. Et là, il comprend très vite que son rêve n'était qu'illusion. En Grèce, la crise économique fait rage. «Nous avons compris le vrai sens des mots "crise économique". On a rencontré des centaines d'Algériens, clandestins comme nous, et des milliers d'autres de différentes nationalités». Les «anciens» expliquent aux «nouveaux» que notre seule et dernière chance est de rejoindre les pays de l'Europe de l'Ouest. Pour cela, il fallait acheter de faux papiers européens. «J'ai rencontré un groupe qui produit des faux papiers. Ils m'ont proposé des cartes d'identité dont le prix varie entre 150 et 1000 euros. Et des passeports coûtant entre 1500 et 3000 euros. J'ai négocié avec eux l'établissement d'une fausse carte d'identité belge que j'ai payée 150 euros.» Le lendemain, Mus achète un billet d'avion pour la Belgique à 180 euros, mais c'est loin d'être la fin du calvaire. «Dès que je me suis présenté pour les formalités d'embarquement, le douanier me prend ma fausse carte d'identité et m'ordonne de m'en aller si je ne voulais pas qu'il appelle les astynomía (Police).» Après plusieurs autres tentatives et presque plus un sou en poche, Mus se rend compte qu'il ne pourra jamais rejoindre l'Europe de l'Ouest. Il décide alors de retourner en Turquie et il refait le périple infernal dans le sens inverse. C'est ce qu'on appelle vivre l'enfer recto verso. En tentant de revenir en Turquie, Mus se fait prendre par les gardes frontières turcs. Il est jeté avec ses compagnons de route dans un centre de détention appelé «Yabandji». Il le décrit comme un camp de concentration «La prison de Yabandji renferme des milliers de clandestins. On est entassés dans des conditions inhumaines. Ils nous frappent si on refuse de coopérer. Ils nous détroussent de tout notre argent et ne nous libèrent que contre le versement de la somme de 700 dollars». Pour sa part, Mus ne doit sa libération qu'à l'ambassade d'Algérie en Turquie. Clandestin récidiviste, Mustapha connaît bien les procédures à suivre pour être relâché. Il a dissimulé son téléphone portable dans lequel il y avait le numéro de l'ambassade algérienne. «Les responsables de l'ambassade que je remercie d'ailleurs, sont venus le lendemain me libérer avec deux de mes compatriotes.» Mus qui a chèrement payé cette expérience, dit avoir regretté sa «harga» et ne conseille plus à personne de tenter cette mésaventure. «J'ai gaspillé 5000 euros et risqué ma vie. Pour rien. J'ai vécu comme un clochard. J'ai vu des personnes mourir devant moi en tentant de passer clandestinement. Et pour quels résultats?», regrette Mustapha, revenu de tout et dit avoir tout compris. Jusqu'à un nouvel épisode et à une nouvelle aventure?