Me Bouamama Yahia, ancien magistrat, avocat à Miliana, relevant de la cour de Chlef depuis 24 ans est à son troisième mandat de bâtonnier de l'Ordre des avocats de Blida, regroupant la cour de Blida et celle de Chlef. Dans cet entretien, il nous donne un état des lieux de l'application de la mesure portant arabisation de documents devant être présentés à la justice. Liberté : Plus d'un mois après l'entrée en application du code de procédures civile et administrative qui stipule que les procédures et actes judiciaires rédigés en langue étrangère doivent être obligatoirement traduits en arabe avant leur présentation. Quel bilan peut-on faire de l'application de cette mesure ? Me Bouamama Yahia : Même si ce code n'est entré en vigueur qu'une année après sa promulgation, il a surpris tout le monde, en premier lieu les praticiens du droit, notamment les avocats et les magistrats, ainsi dès les premiers jours de son application, c'est une véritable panique qui s'est emparée des robes noires. On a assisté à une véritable cacophonie, personne ne savait quelle attitude adopter, de telle sorte que des tribunaux, relevant d'une même cour, appliquaient différemment les dispositions de cette loi. Pire encore, des magistrats d'une même juridiction faisaient une lecture contradictoire des mêmes textes. C'est vous dire que beaucoup de justiciables démunis seront contraints de renoncer à recourir à la justice pour réclamer leurs droits quand il s'agira pour eux de traduire des dizaines, voire des centaines de feuillets, même les plus nantis, doivent attendre longtemps, eu égard, au nombre très limité d'interprètes judiciaires. Que dire de celui qui est assigné, c'est-à-dire défendeur dans une procédure, comment pourrait-il se défendre en traduisant à temps ses documents avec les délais de plus en plus courts qui sont impartis par des magistrats, qui donnent l'impression de vivre dans une autre société. J'estime qu'en fait de rapprochement de la justice du justiciable, elle s'en est éloignée un peu plus. C'est un tableau peu reluisant ! Sur quoi a abouti la réunion tenue le 19 mai dernier entre des responsables du ministère de la Justice et du Conseil de l'union des avocats ? C'est une réunion qui a regroupé le président du Conseil de l'union et trois autres bâtonniers avec des représentants du ministère de la Justice, en l'occurrence l'inspecteur général et le directeur des affaires civiles et elle a abouti à : - permettre à l'avocat, comme par le passé, à retirer les grosses des arrêts et jugements et pièces versées sans exhiber de mandat ; - de décider aux lieu et place de son client s'il opte ou renonce pour la médiation ; - l'échange et la communication de dossiers de fonds pourra se faire indifféremment à l'audience ou au greffe ; - la traduction ne doit porter que sur le document déterminant et essentiel dans la procédure. Quel genre de documents est considéré comme pièce essentielle et déterminante ? En matière de pièce déterminante et essentielle dans une procédure, personne ne saurait l'expliquer. C'est une trouvaille des représentants de la chancellerie avec laquelle on voudrait atténuer le problème de la traduction et calmer les esprits. Mais quel est le document déterminant ? Qui est habilité à le dire, les magistrats ou les parties ? Quand on tente d'apporter des solutions aux problèmes posés par cette nouvelle loi ou de la contourner, on s'embourbe davantage. Seule l'intervention du législateur pourrait nous sortir de cette crise, le rafistolage ne peut que l'exacerber. Pourquoi cet accord n'a pas été signé par l'autre partie ? Déjà que cet accord n'a pas été répercuté sur l'ensemble des juridictions qui continuent à appliquer avec beaucoup de zèle le CPCA, ce qui explique, du moins, en partie le refus de le signer par les représentants de la chancellerie, qui, tout en prônant l'assouplissement, pour avoir mesurer, en un laps de temps très réduit, les écueils et difficultés générés par son entrée en vigueur dans l'improvisation et la précipitation, ne veulent point se désavouer en violant, expressément, cette loi qu'ils défendent en dépit de toutes ses imperfections constatées dès son application. Les consignes verbales données aux chefs de cour par la tutelle pour l'application avec souplesse de cette arabisation de documents de justice ont-elles contribué à débloquer la situation ? Effectivement, certains chefs de cour ont pu, avec beaucoup de sagesse et de doigté, incité verbalement, magistrats et greffiers à agir en souplesse avec les nouvelles dispositions qui posent problème. Ce qui a évité les situations conflictuelles qui auraient pu naître de leur application rigoureuse et qui ne conduirait qu'à entraver le libre exercice des pleines attributions de l'avocat que lui confère la loi organisant sa profession. Ce problème exacerbe de plus en plus le barreau. Va-t-on vers des actions de protestation ? Oui, le torchon brûle entre la chancellerie et le barreau, surtout que la réunion qui a abouti à l'accord précité a été, peu ou prou, suivi par les différentes juridictions, n'ayant pas été répercuté d'une manière explicite par la chancellerie, les magistrats arguant n'avoir rien reçu. Ce n'est pas très sérieux pareil comportement, pourquoi se réunir et convenir, si on n'a pas la capacité de mettre en œuvre l'accord auquel on est arrivé ! Heureusement que certains chefs de cour ont pu, avec beaucoup de sagesse, de doigté et de sagacité, et en concertation, à la fois avec la chancellerie et les barreaux, éviter les situations conflictuelles, en attendant de voir plus clair. C'est le cas des cours de Blida et de Chlef. Une réunion extraordinaire du barreau est, je crois savoir, prévue dans quelques jours ? Le conseil national est prévu pour le 18 juin, sauf imprévu de dernier moment lié à son organisation, auquel cas, il pourrait être reporté, mais à une date très proche, une semaine après, par exemple. N'aurait-il pas fallu arabiser les autres administrations avant d'exiger des citoyens de faire des traductions de tous les documents destinés à la justice alors que le nombre de traducteurs assermentés reste insuffisant ? En effet, il est aberrant, voire indécent, d'exiger du simple citoyen, qui devient justiciable, pour un temps, de traduire des documents qui sont délivrés par l'administration et les institutions de son propre pays. Sous d'autres cieux plus respectueux du citoyen, seuls les documents émis par des pays tiers sont traduits. La loi sur l'arabisation à laquelle une farouche résistance émanant, à l'évidence, de parties assez puissantes pour la geler, n'a pu être imposée aux institutions et l'a été aisément pour le simple citoyen à travers ce nouveau code. Quel paradoxe C'est à des traducteurs, en nombre très limité, ne suffisant même pas à faire face à la demande d'une seule cour qu'incombe la lourde charge de traduire tous les documents qui leur sont présentés par des justiciables pressés par le temps, les délais accordés par les magistrats n'étant guère suffisants dans la majeure partie du temps. Ces mêmes interprètes dont, parfois, les compétences ne sont pas toujours avérées en matière judiciaire. Ne dit-on pas que traduire c'est trahir ! Il aurait donc fallu contraindre les institutions algériennes, quelle que soit la nature de leur activité à s'arabiser avant de penser contraindre le simple citoyen à procéder à la traduction de documents délivrés par celles-ci pour en faire état devant la justice de son propre pays. Devant pareils écueils, une myriade de concitoyens verra leurs droits gravement compromis. Le législateur doit intervenir pour débloquer la situation. Et très rapidement, sinon, on va droit vers une crise de grande envergure et dont les conséquences sont incommensurables. Est-on en situation de paralysie des procédures judiciaires ? La paralysie des procédures, en matière civile, administrative et commerciale pointe à l'horizon. Les palliatifs ne suffisent pas. Les magistrats pourraient privilégier, à raison, l'application stricte de la loi avec toutes les contraintes suscitées et rester sourds à autre chose, à d'autres appels... C'est une situation de crise qui dégénérera en paralysie et asphyxie de l'appareil judiciaire. Encore une fois, le législateur est attendu pour revoir les dispositions inadaptées et inapplicables, sinon, je ne vois pas comment désamorcer cette crise, car s'en est une ! N. H.