L'émigration algérienne au Royaume-Uni prend souvent le visage d'un homme, d'un harraga de préférence, qui se débat dans les affres de la clandestinité. Or, il y a des femmes aussi. Dans la précarité et le désarroi, elles sont la face cachée d'un exode qui suinte l'illusion. Leur parcours trahit des aspirations avortées. Quelquefois leur vie prend des tournants dramatiques. Explication. Quelques-unes sont venues seules, comme les hommes, à la recherche d'un avenir meilleur, dans les bras d'un autochtone ou d'un compatriote qui leur promettent le beurre et le miel. D'autres ont tenté l'aventure de l'eldorado britannique avec leur conjoint ou sont le produit de mariages arrangés au pays, dans la précipitation. Sans grandes qualifications ni emploi, ne parlant pas un mot ou quelques bribes d'anglais, loin de leurs familles et parfois sans papiers, elles deviennent prisonnières de leur destin. Très vite, elles ont des enfants, fruits d'unions qui flanchent. Combien sont-elles ? Quelles sont leurs tourments ? S'en sortent-elles ? Depuis qu'elle a rejoint Arab Advice Bureau (une association algérienne d'aide à des compatriotes en difficulté), il y a un an, en qualité d'assistante-conseillère, Saâdia Moh a vu débarquer dans son bureau environ une trentaine d'expatriées, en quête d'aide ou ayant juste besoin de lui confier leur détresse. Ces malheureuses portent une douleur silencieuse. Elles sont la face cachée d'une émigration féminine qui suinte l'illusion. En France, la réalisatrice Yamina Benguigi a filmé, il y a quelques années, Femmes d'immigrés, le volet d'une trilogie sur l'histoire des Algériens de France, où elle a donné la parole à de vieilles matrones pleines d'amertume. De l'autre côté de la Manche, des compatriotes de l'âge de leurs filles ou de leurs petites-filles ont d'autres histoires à raconter, parfois dramatiques. Leur arrivée au Royaume-Uni est très récente. Elle se poursuit depuis le début des années 1990, période à laquelle des centaines d'Algériens, chassés par le terrorisme, ont trouvé refuge en terre victorienne. Certains, des militants islamistes, n'ont eu aucun mal à obtenir l'asile politique, en se faisant passer pour des opposants persécutés. Plus tard, des contingents de harraga, simplement partis du pays pour des raisons de mal-vivre, utiliseront ce subterfuge afin de régulariser leur situation. Dans la foule des resquilleurs figurent des femmes. Elles n'ont pas voyagé clandestinement sur une barque ou à l'arrière d'un semi-remorque, mais en avion, avec un visa de séjour touristique, qu'elles utilisent comme un laissez-passer pour un séjour définitif. Elles sont scindées en deux catégories. Des célibataires qui prolongent indéfiniment leurs vacances. Accueillies par des proches, elles se mettent à rêver de l'homme idéal, détenteur du passeport british. Le second groupe représente de jeunes mariées unies par la fatiha à des compatriotes en situation irrégulière. Le recours à cette pratique fait miroiter au couple la possibilité d'obtenir des papiers en ayant des enfants. En attendant, ils doivent vivre comme des ombres. Les épousées, totalement déracinées, subissent leur nouvelle vie comme une réclusion. Elles ne sont pas les seules dans cette situation. Avec les problèmes de régularisation en moins, d'autres sont tout aussi isolées. Faute de pouvoir s'adapter à leur nouvelle vie, elles s'enferment dans une bulle. “Elles essayent de recréer leur environnement”, confie Saâdia. À la maison, la parabole fait office de cordon ombilical qui les rattache au pays. “Elles subissent une profonde aliénation”, fait encore observer la conseillère, sur la base des récits de ses visiteuses. L'une d'elles, une jeune maman de trois enfants, vit à Londres depuis 10 ans, mais ne connaît pas encore vraiment la langue du pays, le mari n'ayant pas trouvé utile de l'envoyer à l'école. “Certains vont jusqu'à acheter les certificats d'aptitude en anglais, indispensables pour l'obtention par les épouses d'un titre de séjour permanent”, raconte Saâdia. Selon elle, ce genre de maris répond à un certain profil d'hommes, grisés par le mode de vie occidental et qui un jour ont décidé de se marier avec une fille du bled, qu'ils cantonnent au foyer. “Quelques-uns font porter le voile à leur femme. Les restrictions dont elles font l'objet tranchent avec la liberté qu'elles observent à l'extérieur de leur maison. Ce qui accroît leur frustration et engendre les querelles conjugales”, explique notre interlocutrice. Dans un certain nombre de cas, les fissures qui se produisent dans le couple n'ont pas pour unique origine les velléités d'émancipation des épouses. La violence conjugale est la première motivation qui pousse plusieurs femmes à frapper à la porte de Saâdia Moh. Souvent, les récits sont saisissants. Ils évoquent des hommes que la conseillère de AAB décrit comme des êtres qui endurent une souffrance intérieure entraînée par les vicissitudes de la vie. “Eux-mêmes ont des problèmes d'intégration. Ils occupent des emplois précaires ou sont au chômage et n'arrivent pas à prendre en charge femme et enfants”, explique notre interlocutrice. Leur épouse devient alors un défouloir. Sans ressources et coupées de leurs proches, les victimes endurent les brimades en silence. Quelquefois, leur résignation est le prix à payer pour parachever la régularisation de leur situation administrative. Saâdia relate le drame de l'une de ses protégées, une jeune Algérienne mariée à un ressortissant français converti à l'islam et établi à Londres. Celui-ci la menace de ne pas la sponsoriser pour obtenir des papiers, si elle le dénonce à la police. Celles qui osent franchir le seuil du commissariat sont confrontées à une période d'errance, transférées d'un refuge à l'autre. Pour elles, le retour en Algérie est exclu, par peur de rejet ou par honte. L'éventualité de rentrer au pays est plus pénible quand il y a des enfants. Le fardeau à porter est plus lourd. Mais pas seulement. En cas de divorce, les enfants deviennent les otages des rancunes parentales, par peur de ne plus les revoir ou par esprit de vengeance, leur père s'opposant à leur départ. De Londres SAMIA LOKMANe-KHELIL