Le professeur Abdelaziz Ouabdesselam est mort. Je le savais gravement malade ces derniers mois et je m'attendais à cette triste nouvelle. Elle fut néanmoins reçue avec une peine d'autant plus profondément ressentie que, me trouvant à l'étranger, je n'ai pas pu me joindre à sa famille, à ses amis, à ses collègues et à ses anciens élèves qui ont pu l'accompagner à sa dernière demeure. J'ai été l'un de ses élèves. J'ai beaucoup appris de lui ; je l'ai beaucoup aimé, et bien que je ne le voyais plus très souvent, je ressens sa disparition de manière très forte. Cet homme vraiment exceptionnel manquera à tous ceux qui ont eu le privilège de le côtoyer. Bélaïd Abdesselam, dans El-Moudjahid, et le professeur Chams Eddine Chitour, dans l'Expression, lui ont rendu un hommage mérité. Il me semble devoir ajouter un très humble témoignage personnel. Nous sommes en 1948, à la médersa d'Alger qui était en passe de devenir “le lycée d'enseignement franco-musulman”. Je commence la deuxième des six années que j'allais passer dans cet établissement. Nous étions encore dans ce bel édifice mauresque, rue Saâdeddine-Bencheneb, au haut de La Casbah, près de Sidi Abderrahmane et du jardin Marengo. Les classes étaient petites – nous étions moins de vingt dans la nôtre — et les relations étaient le plus souvent faciles avec nos professeurs. Les sciences — maths, physique, chimie et sciences naturelles — étaient toutes enseignées par un seul professeur, un peu excentrique, du nom de Nicolaï. Je n'ai jamais entendu personne prononcer son prénom. Pour lui, les élèves de la médersa étaient destinés à devenir des enseignants d'arabe dans le secondaire, des interprètes judiciaires ou des fonctionnaires dans le corps de la justice musulmane. Qu'auraient-ils à faire d'une connaissance sérieuse des matières qu'on lui demandait d'enseigner ? Ses cours étaient un moment de détente, même s'il lui arrivait de piquer des colères, vite passées d'ailleurs. Puis arriva un nouveau professeur de mathématiques, Abdelaziz Ouabdesselam. Il était jeune, beau et toujours élégamment vêtu. Aujourd'hui, on dirait qu'il avait du charisme. Il ne nous a pas fallu longtemps pour voir qu'il avait une approche différente de celle de Nicolaï. Pour lui, les maths, c'était très sérieux, important et… facile. Et certains d'entre nous, ses élèves à la médersa, pouvaient parfaitement prétendre à une carrière scientifique. Ensuite, peut-être encore plus important pour nous tous, “l'enseignement des maths était une composante essentielle de toute formation scolaire réussie”, nous faisait-il sentir. Avec les maths, on n'apprend pas seulement une technique, on n'apprend pas seulement à résoudre des équations. On apprend à analyser un problème, à former un jugement, à percer les apparences pour aller au fond des choses, en un mot, avec les maths, on apprend à raisonner. Parmi les expressions que notre maître répétait devant nous et qui sont restées gravées dans ma mémoire : “Les mathématiques, ce n'est pas des devinettes.”, “Dans tout ce que l'on fait, il convient d'être précis, concis et clair.” Au cours des examens, il refusait de dire l'heure à un élève qui voulait savoir combien de temps il lui restait : “Le temps imparti suffit à terminer les exercices que l'on vous donne. Concentrez-vous sur votre travail.” À la fin du temps imparti, il demandait : “Posez vos porte-plumes.” Son sens de la justice et de l'égalité ne souffrait pas qu'il commença à ramasser les copies des uns pendant que les autres continuaient à travailler, ne serait-ce que l'espace d'une minute ou deux. J'avoue que je n'avais pas la “bosse des maths”, comme on disait à l'époque (et peut-être encore aujourd'hui). Malgré les efforts et les encouragements du maître, j'arrivais à peine à me hisser à la moyenne. Pourquoi est-ce que j'avais quand même l'impression d'aimer les maths alors ? Pourquoi est-ce que j'allais au cours de cheikh Ouabdesselam avec autant de plaisir ? C'est là, tout simplement, la marque d'un grand enseignant, d'un vrai pédagogue. Il nous a appris à avoir confiance en nous, à ne pas baisser les bras devant la difficulté, à toujours faire de notre mieux. Il y avait parmi nos professeurs ceux que nous respections, d'autres que nous aimions et quelques-uns qui préféraient se faire craindre. Avec cheikh Ouabdesselam, c'était plus compliqué : il était distant, froid même — mais comme le sont les grands timides. Il était impensable d'être familier avec lui. Il était très exigeant, sévère, même. Mais on sentait chez lui un intérêt véritable, personnel, intime presque, pour chacun d'entre nous. Il n'avait ni favori ni bête noire parmi nous. Il traitait tous les élèves de la même manière. Je crois que nous sentions déjà à l'époque — et cela me fait venir les larmes aux yeux — qu'il nous aimait, tout simplement. Et je crois qu'il sentait, lui aussi, que nous le lui rendions bien. Lorsque le diplôme de la médersa et le bac première partie en poche, je suis allé faire ma philo au lycée Bugeaud (Abdelkader, aujourd'hui), il garda un œil sur moi — comme sur les autres de ses anciens élèves, bien entendu — et, le jour où les résultats du bac furent affichés, j'ai eu chaud au cœur en le voyant attendre impatiemment comme si nous étions ses propres enfants. Il nous arrivait de bavarder avec lui en dehors des cours. Jamais longtemps et jamais autour de quoi que ce soit de frivole : pas avec cheikh Ouabdesselam, voyons. Bien plus tard, après la Libération, il me dira : “Rien qu'à vous observer tous pendant ces années difficiles d'avant 1954, on sentait que de grands événements se préparaient.” Mais nous avait-il jamais parlé de politique du temps de la médersa ? Je ne m'en souviens pas. Mais il n'avait nullement besoin de le faire pour que nous sentions, que nous sachions que c'était un patriote digne et engagé. Faire des discours, ce n'était pas son fort. Et ce n'était d'ailleurs pas son travail. Lui avait une autre tâche : former des hommes. Il donnera toute la mesure de son talent plus tard, lorsque, au lendemain de l'Indépendance, il prit la tête de l'Ecole d'ingénieurs d'El-Harrach dans des conditions terriblement difficiles. Je le voyais de temps à autre à l'époque de ses débuts. Il parlait bien des difficultés de la tâche. Mais jamais pour se plaindre ou se faire valoir lui-même. Le professeur Chams Eddine Chitour a su parler de cette période en toute connaissance de cause, avec talent, avec passion et avec une émouvante affection pour notre grand maître. Le professeur Abdelaziz Ouabdesselam fut mon prof de maths. Il m'a fait aimer cette discipline ; si je n'ai pas réussi à devenir un grand “matheux”, ce n'était sûrement pas faute de sa part d'avoir essayé. Je suis sûr que j'exprime l'opinion de tous les médersiens de cette époque en disant que cheikh Ouabdesselam nous avait appris beaucoup plus que les maths. À son école, nous avons appris à nous comporter en bons citoyens ; si, à un moment ou à un autre, l'un ou l'autre d'entre nous n'a pas su s'élever au niveau exigeant de son enseignement, ce ne fut pas faute pour lui d'avoir essayé de nous inculquer le meilleur. Tout au long de ma carrière, surtout aux moments les plus difficiles, je me suis presque toujours souvenu d'un conseil, d'un mot, parfois seulement d'un regard de cet être exceptionnel et j'y ai puisé réconfort et inspiration. Lorsqu'on me demande de citer les noms de ceux qui ont influencé et façonné ma personnalité, que ce soit au cours d'une interview à Jakarta ou à l'issue d'une conférence dans une université de par le monde, le nom du professeur Abdelaziz Ouabdesselam est toujours cité parmi les premiers. Il nous a quittés donc, vraiment, notre très cher maître. Il restera dans notre mémoire, mais aussi dans celle de nos enfants. Dans celle des miens, en tous les cas, car je leur ai souvent parlé de lui quand ils étaient jeunes et encore maintenant qu'ils ont leurs propres enfants. Et pour finir, cette suggestion : est-ce que les élèves de la médersa et ceux de l'Ecole polytechnique voudraient se retrouver pour parler de lui, ensemble et aux autres qui aimeraient entendre parler d'un enseignant, un vrai ? Il s'agirait d'organiser une manifestation publique au lycée Amara-Rachid ou à l'Ecole polytechnique — peut-être vers la fin décembre ou début janvier — où quelques-uns pourraient prendre la parole en notre nom à tous pour dire non seulement tout ce que nous devons à notre très cher disparu à titre personnel, mais aussi et surtout l'héritage considérable qu'il laisse à l'ensemble du pays si nous voulons bien nous en rendre dignes. L. B.