Il était pimpant comme un futur marié. Et craquant à croquer comme diraient les midinettes. Costume noir, cravate noire sur chemise blanche, il était d'une élégance de dandy. Brummell lui-même, l'arbitre des élégances, se serait incliné. Cerise sur le gâteau, les cheveux tout aussi noirs, mais un vrai noir corbeau hein, faisaient un beau pied de nez à son âge. La soixantaine grise, avachie, cherchez ailleurs : ce n'est pas lui. Être conservé à ce point relève du miracle. Quoi, les coups qu'il a reçus, les tempêtes qu'il a traversées ont glissé sur lui comme savon sur peau ? Fondues comme neige au soleil. Quel diable d'homme est-il ce chef de parti qui avait décidé d'emmener ses troupes vers la victoire finale, lui à leur tête en tant que président de la République. Cette République, à croire les journaux de l'époque, lui tendait les bras énamourés. On avait au moins une certitude, si Benflis ne serait pas président, ce ne sera pas de la faute de la presse qui l'adorait, le cajolait, le chouchoutait. D'ailleurs, il était président avant même les élections : président de la presse. Ce qui n'est pas rien. Amour partagé il faut le dire. Benflis aimait vraiment la presse. Non point pour des raisons de marketing politique seulement, mais parce qu'il pensait qu'une presse libre et forte était nécessaire à la construction d'une vraie démocratie en Algérie. Au cours de l'entretien que j'avais eu avec lui, il a été interrompu deux fois par des appels sur son portable. Deux fois c'étaient des responsables de journaux. Je m'attendais donc à voir un homme abattu, sanguinolent, après son éviction de la chefferie du gouvernement, et que vois-je : une figure de mode. S'il y avait un homme convaincu de son élection, c'était lui. Il humait l'air du temps. Et cet air-là lui disait aussi sûrement qu'un miroir reflétant sa propre image : “C'est toi le prochain président de la République algérienne démocratique et populaire.” Il avait une bonhomie qui n'était pas feinte. Il semblait vrai : aimable et courtois. Il me parla du rôle et de la place des intellectuels algériens dans la nouvelle société que son élection ne manquera pas d'induire. Un monde de liberté de pensée où l'intellectuel sera roi. J'avais même cru entendre : “Tous les intellectuels doivent rouler en Mercedes !” Non, je n'ai rien entendu de tel. Juste le fruit de mon imagination. J'écoutais mon désir. Un monde où le beggar cédera sa voiture et son fric à l'artiste, à l'intellectuel, au journaliste, au modeste fonctionnaire. Nous aurons alors une société basée sur le mérite et l'effort et non sur l'affairisme et l'opportunisme. J'écoutais Ali Benflis. Et je me sentais gonfler d'importance. J'étais prêt à affronter dix beggars sur leurs 4X4. Des ailes me poussaient. Je planais. J'entrevoyais la verte prairie où je n'aurais qu'à rouler sur l'herbe en cogitant. Et puis voilà que le candidat à la présidence me prend soudainement par le bras et me dit cette phrase incroyable : “Vous les intellectuels, aidez votre frère !” J'avais envie de lui crier : “Mais c'est plutôt à vous d'aider vos frères !” Là j'ai compris qu'Ali Benflis n'avait aucune chance de gagner les élections. Pour la simple raison que les intellectuels ne constituent pas une force en Algérie. Vous voyez une armée d'intellectuels ? Ils vont s'entretuer entre eux pour un point virgule ou pour une controverse qui a eu lieu il y a des milliers d'années. L'intellectuel en Algérie est la cinquième roue du carrosse. Et le problème de Benflis, c'est qu'il croyait que le carrosse avait 5 roues… H. G. [email protected]