On est bien d'accord : la meilleure façon de connaître un poète c'est de le lire, et même de le déclamer au clair de la lune avec l'élu(e) de votre cœur et, à défaut, seul avec vous-même qui est, selon les philosophes, une agréable compagnie. Pour peu, bien entendu, que vous vous supportiez. Rien de tel pour votre serviteur. Ma connaissance d'un poète s'est faite de la façon la plus brutale et la moins poétique : c'est par une gifle cinglante que Djamel Amrani s'est fait annoncé. Ce soufflet n'avait ni la beauté de ses vers ni la bonté de son cœur. Il était sec et soudain me faisant voir, du coup, des dizaines d'étoiles lumineuses. D'autant plus surprenante cette gifle “poétique” que j'étais dans ma vingtaine en ces années soixante-dix et je mettais les poètes à l'Olympe. Il n'y avait pas plus haut. Aragon là-bas, Amrani ici. Et puis paf ! Il était alors minuit sur les marches de la Grande Poste. Et à cette époque, il y avait dans l'air quelque chose de Woodstock et du mouvement hippie qui n'en finissait pas de faire arracher les cheveux à nos parents à cause de nos chevelures abondantes et nos mines hirsutes. La poésie était partout. Même si rien n'était poétique dans cette Algérie-là. C'était notre jeunesse qui l'était, vous souvenez-vous ô quinquas et plus ? C'était alors l'aurore de l'indépendance et Boumediène avait jugé que les Algériens devaient être dépendants de lui. Au nom du socialisme. Aucune liberté, que celle d'entonner : “Vive le socialisme !”, ni celle d'écrire hormis sur lui ou sur la révolution agraire, ce qui, on conviendra, était du pareil au même. On était paumés. Et pour tromper notre spleen et notre vacuité on se perdait dans des débats byzantins, cherchant notre salut à Byzance ou ailleurs. Mais pas ici, non pas ici. Le décor campé, qu'ai-je fait pour mériter la gifle ? Rien. Amrani était, comme d'habitude, ivre de vin et de poésie, la voix pâteuse et rocailleuse, il nous déclamait ses poèmes. Etaient-ils tirés du Soleil de notre nuit, ou de Bivouac de nos certitudes ? Peut-être d'autres recueils ? Peu importe, les poèmes étaient beaux et on était fascinés par le poète que j'approchais pour la première fois. Je le voyais souvent déambuler, le pas incertain, près de la Fac centrale. Le visage tourmenté, la mèche noire sur le front lui donnait l'air qu'il était au fond : un rebelle. Le regard, quant à lui, était dans les nues. Il regardait un ailleurs invisible à nos yeux de Terriens. C'est connu : les poètes planent dans les cieux pour échapper à l'enfer du quotidien. Je n'osais pas entrer en contact avec lui jusqu'à cette nuit, jusqu'à cette gifle. Mais je connaissais sa voix traînante pour l'avoir souvent écouté à la radio aux côtés de Leila Boutaleb. Pour ma génération, Djamel Amrani était le poète absolu poussé jusqu'au sacrifice pour sauver sa muse : la révolution. Il ne se contentait pas de versifier, il s'est battu, a subi d'horribles tortures qui l'ont changé définitivement. Du beau jeune homme qu'il était, il en est sorti un homme fracassé, malade, ayant perdu son innocence et sa foi dans le genre humain. Il avait tout perdu. Tout, sauf sa dignité et son art poétique qu'il a nourri avec son expérience de la souffrance. Pour un poète, il n'y a pas de meilleure école. À son tour, Djamel était devenu une école qui dispensait ses cours à tout-va et au tout-venant. Il avait tellement à donner cet homme-là. Le 2 mars 2005, le poète s'en est allé sur la pointe des pieds. Un an auparavant, il avait reçu la plus haute distinction internationale de poésie : la médaille Pablo Neruda. En Algérie il a eu mieux : des prunes. Un poète ? Pfftt… H. G. [email protected]