La voilà la femme attendue par tous les pieds-noirs en colère massés devant la Criée, le théâtre des débats du colloque qui a réuni à Marseille des intellectuels et politiques algériens avec leurs vis-à-vis français. Ces bombardiers du troisième âge, nostalgiques de l'Algérie française, ont fait pleuvoir sur nous des œufs et des crachats. Mme Zohra n'a pas été touchée. Votre serviteur si : un crachat au pantalon et un soupçon d'œuf à la veste sur fond de cris : “Abat les fellouzes !” Dois-je pour autant bénéficier d'une pension d'ancien moudjahid ? à étudier. Elle est là ce petit bout de femme qui va affronter Bernard Henry Levy, philosophe-star ou star philosophe - qui peut bien le dire ? - qui piaffait d'impatience d'en découdre enfin avec cette héroïne pour les uns et terroriste pour les autres. De taille il la fait au moins deux fois avec ses interminables jambes. à la course à pied il l'emporterait sans problème. Mais là, il s'agit de combat du verbe. Et dans le combat quel que soit sa nature, Zohra Drif est dans son élément. Avant même que le débat ne commence un pied-noir hurle en direction de l'Algérienne : “Assassin ! Assassin !” Maurice Szafran, modérateur et par ailleurs patron de Marianne, exaspéré par l'homme, demande à ce qu'on l'évacue de la salle. Les vigiles s'y exécutent. Zohra, sourire aux lèvres, s'adresse à l'auditoire : “Si Guy Mollet avait fait preuve de la même fermeté devant quelques jets de pierre en 1956, on aurait fait l'économie de beaucoup de vies.” Szafran ploie sous le compliment. Levy regarde alors avec intérêt cette femme qui a trouvé les mots justes pour commencer son intervention. D'abord elle rappelle - suivez son regard - qu'elle n'est pas une professionnelle de la parole et des débats. Elle dira à ceux qui doutent de leur identité : “J'ai une identité de femme, une identité algérienne qui porte l'histoire de mon peuple. Je partage avec le peuple arabe cette immense culture arabo-musulmane. Je suis maghrébine, amazighe et africaine.” BHL qui attendait d'intervenir avec quelque impatience lui demande si elle n'a pas quelques regrets d'avoir déposé une bombe au Milk-bar, tuant ainsi des dizaines d'innocents. Tout cela dit avec fougue et nervosité. Placide, calme, souriante du sourire des “never complain, never explain”, elle explique de sa voix posée qu'elle s'était battue avec des moyens qui lui ont été imposés par l'ordre colonial et que le FLN n'avait que la guérilla à opposer aux avions, aux chars et aux exécutions en masse de l'armée coloniale. Et la voilà portant l'estocade à BHL : “C'est bien beau de faire le procès de nos méthodes. Mais comment faire pour nous libérer ? Nous avons utilisé toutes les voies et moyens pour avoir le même statut que vous, juifs, en pure perte.” à ce moment-là, BHL a quelque peu vacillé sur son siège. De la même voix égale qui aura l'effet d'une secousse sur son interlocuteur, elle ajoutera : “Nous sommes de la même origine amazighe.” Un ange passa. Recadrant large, elle précisera que la guerre de libération nationale a été menée par un front comprenant aussi des Français de confession chrétienne et judaïque et que les combattants n'ont jamais eu des problèmes avec les Français, mais avec le système. à ces arguments rassembleurs et apaisants, BHL sera sourd. Pour lui, Zohra Drif a tué des innocents. Il lui demandera si elle avait des cauchemars, si elle pensait à ses victimes ? Terrible question. La réponse fera sangloter d'émotion un vieil Algérien à quelques sièges de moi : “Je n'ai aucun cauchemar… Je ne condamne pas mes actes sinon je condamnerai l'indépendance de mon pays. J'assume ce que j'ai fait !” Une salve d'applaudissements ponctua cette profession de foi. J'aurais souhaité que l'intervention et les réponses de Zohra Drif soient diffusées en boucle à la télé jours et nuits pour que les Algériens aient un modèle d'une femme de quatre-vingts ans qui n'a jamais cessé de se battre pour son pays. Dans les moments de découragement, Algériens, pensez à Zohra Drif. Nourrissez-vous de son exemple. Il vous tiendra debout, malgré vous, malgré eux… H. G. [email protected]