Saddam cueilli dans son trou à rats, on croyait entrevoir la fin de la guérilla transatlantique que se livrent Français et Américains. Dans la pratique, ce sont des signes contraires qui continuent d'être émis par les Etats-Unis à qui la France semble avoir fourni le prétexte de s'opposer à la construction d'un pôle de puissance en Europe. C'est donc ce projet qui est prioritairement ciblé même si, en apparence, la France est seule à en payer le prix en raison de son rôle dans la crise en Irak à la reconstruction duquel elle ne participera d'ailleurs pas sur décision américaine. Washington n'hésite même pas à forcer sur la dose en vue d'humilier Paris, comme ce fut le cas en ces fêtes de Noël. Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, a été enjoint d'annuler six vols d'Air France sur Los Angeles sous le prétexte de menaces terroristes apparemment fantaisistes. La France est le seul pays à avoir été placée dans cette situation. Mais elle a préféré se soumettre aux recommandations américaines que d'aggraver un contentieux déjà bien lourd. Comme en témoigne la position américaine lors des négociations sur la construction d'un centre mondial de recherche sur la fusion nucléaire (Iter). Deux sites sont en compétition pour ce projet qui implique des retombées financières de 10 milliards d'euros. Le premier, soutenu par l'UE, est en France. Et le second au Japon. Trois jours durant, la Maison-Blanche a mené la fronde pour s'opposer au choix du site français. Les Américains comme leurs alliés sud-coréens veulent que le projet soit implanté au Japon pour récompenser ce pays de sa décision d'envoyer des troupes en Irak. Autre dossier, celui de l'accord conclu par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne avec la Libye qui vient de s'engager à ne pas construire et même à ne pas entrer en possession d'armes de destruction massive. Fruit de pourparlers engagés en mars juste après l'accord sur l'indemnisation des familles des victimes de l'attentat de Lockerbie, l'accord a été négocié à l'insu de la France. Ce sont les Libyens qui ont, le 17 décembre, averti l'ambassadeur de France à Tripoli qu'un accord allait être conclu dans les 48 heures et de souhaiter que la France “salue cet accord au plus haut niveau possible”. Le maître d'œuvre de cette négociation est Moussa Koussa, le chef des services du Renseignement libyen, jadis expulsé de Grande-Bretagne sous l'accusation d'avoir financé l'IRA. Pour la France, la crainte est désormais que cette réintégration de la Libye dans le concert des nations ne se fasse sur le dos des familles des victimes du DC-10 d'UTA (170 morts en 1989) toujours dans l'attente d'un accord d'indemnisation avec Tripoli. Avec les nouvelles dispositions de la Libye à ne plus figurer dans la liste des “Etats-voyous”, Paris semble privé de moyens de pression pour forcer la Libye à finaliser cet accord. Autre entourloupe américaine : au moment où se réunissait à Tunis le sommet des “5+5” pays de la rive méditerranéenne en présence de Jacques Chirac, George Bush envoyait son secrétaire d'Etat, Colin Powell, en tournée au Maghreb. Le voyage, dont les partisans de Bouteflika ont cru voir un soutien, n'avait, en fait, d'autre objectif que de chahuter la France dans ce qui est considéré comme sa zone d'influence. Dans les négociations européennes, Washington appuie franchement les pays qui s'opposent à un rôle prépondérant de la France et de l'Allemagne en Europe. Même la politique intérieure française n'échappe pas à cette attitude des Etats-Unis qui se sont officiellement interrogés sur une éventuelle atteinte à la liberté de religion en France avec la décision de Jacques Chirac d'interdire les signes religieux “ostensibles” dans les écoles. Sur ce sujet, Chirac, porte-flambeau de la paix en Irak, n'a même pas obtenu le soutien des pays arabes... Au Quai d'Orsay, siège du ministère des Affaires étrangères, certains font remarquer que depuis plusieurs mois, au Conseil de sécurité à New York, et dans divers organismes dépendant des Nations unies, Américains et Britanniques tiennent leur allié français à l'écart. Un député UMP, proche de Jacques Chirac, Pierre Lelouche, a déclaré savoir qu'au sein de l'administration américaine, certains ont l'intention de poursuivre une stratégie délibérée d'isolement de la France, en écho à ce qui s'est passé pendant la crise irakienne. M. Lelouche est l'émissaire du gouvernement sur le dossier Iter. Première force d'opposition, le Parti socialiste a regretté l'isolement de la France et de la diplomatie française à la suite de l'accord conclu par Washington et Londres avec Tripoli. En fait, derrière le châtiment de la France, c'est toute la stratégie anti-européenne des Etats-Unis qui se profile. Marwan Bishara, professeur à l'université américaine de Paris, estimait, récemment, dans un entretien avec le quotidien Le Monde, que la crise est loin d'être finie “parce qu'il existe une détermination américaine de marginaliser le rôle de la France et de l'Europe en général et de ne pas permettre l'émergence d'une puissance qui mette en cause l'hégémonie américaine globale ou bloque les plans des Etats-unis pour une projection unilatérale de leur force dans le monde”. “L'idée d'une Europe construite autour d'une force géopolitique franco-allemande est considérée par les Etats-unis comme menaçante sur le long terme”, ajoutait le professeur. En somme, les prémices d'une nouvelle guerre froide. N. B.