Une tempête a provoqué, dans la nuit de samedi à dimanche, d'importants dégâts au port d'Alger. Un navire a sombré avec son équipage. Un autre s'est échoué aux Sablettes, alors qu'un bateau turc a été endommagé. Les uniques rescapés du Béchar, un navire de fret de la Compagnie nationale de transport maritime (Cnan), sont deux matelots et un mat de couleur jaune qui pointe à l'horizon gris du port d'Alger. Le reste de l'équipage et la coque ont sombré dans la tourmente de ce samedi fatidique. Deux jours après le naufrage, alors que la houle a noyé les derniers espoirs des familles, le décompte funèbre se poursuit. En ce lundi matin, deuxième jour de l'Aïd, les sauveteurs ont repêché un corps flottant sur les berges des Sablettes, à plusieurs centaines de mètres à l'Est du lieu de la submersion — et non loin de l'échouage d'un autre bateau de la Cnan, un vraquier le Batna, dont les 20 membres d'équipage sont heureusement sortis indemnes. Il s'agit de la troisième découverte macabre depuis le sinistre. 13 autres marins, le commandant à leur tête, sont toujours otages des eaux. La persistance du mauvais temps empêchait hier encore les secours de parvenir jusqu'au navire. Le dernier des sauveteurs, qui a osé braver la tempête, a regagné le quai amputé d'une jambe. Le secouriste était à bord de l'un des deux remorqueurs dépêchés par la direction du port samedi dans l'après-midi sur les lieux du drame. En voulant sauter du premier haleur vers le second, il a chancelé sous l'effet de la bourrasque et ses membres inférieurs ont coincé quelque part dans les équipements. Depuis, les organisateurs des secours se sont bien gardés d'initier des opérations aussi téméraires. De la clémence du ciel dépend donc le sort du Béchar et de ses fantômes. Cadavre solitaire Pour l'heure, le navire gît comme un cadavre solitaire. Du siège de la capitainerie, ses mats sont apparents au raz de la jetée Khierredine, un des multiples brise-lames de la baie ouest algéroise. Si la tempête a décidé de sa fin tragique, d'autres raisons y ont contribué. Difficulté technique, négligence, insuffisance des moyens de sauvetage… Autorités, entreprises et matelots, chacun y va de sa propre version. À la Cnan, le problème technique est largement relayé par les différents responsables de la compagnie. Selon M. Ali Koudil, président-directeur général, le Béchar se trouvait en mouillage du côté de Bab El-Oued. Surpris par la violence des vents, il échoue sur la jetée Khierredine où le commandant jette l'encre. Cela se passe le matin du 13 novembre. La veille, les services de la météorologie émettent un bulletin d'alerte prévoyant la tempête. “Nous l'avons reçu — samedi — à 9 heures”, atteste M. Koudil. Si tel est le cas, pourquoi des dispositions n'ont-elles pas été prises pour mettre le Béchar à l'abri ainsi que l'ensemble des navires présents au port ? À peu près une centaine d'embarcations, dont une partie appartenant à la Cnan et une autre battant pavillons étrangers ,étaient disséminées dans l'enceinte portuaire. Certains amarrés aux quais et d'autres en rade. Le Béchar faisait partie de la seconde catégorie. Son errance d'un bout à l'autre de la baie a duré deux ans et demi. “Il est en arrêt technique”, explique le directeur de la compagnie maritime. Faisant valoir les normes internationales, il souligne que le navire avait besoin d'une révision générale afin de le mettre en conformité avec la réglementation en vigueur en matière de sécurité des équipements et des personnes — durcie après les attentats du 11 septembre. “La visite devait commencer ce mois de novembre”, affirme encore notre interlocuteur. De même, le Batna, échoué aux Sablettes, était à l'arrêt depuis belle lurette. Impraticable, il se distinguait par une déchirure à la coque de 80 mètres. “Les frais de réparation s'élevaient à 3 millions et demi de dollars”, soutient M. Koudil. Suite à l'échec des négociations avec des armateurs étrangers, la Cnan décide de confier les travaux de réparation à une entreprise nationale. Débutée il y a trois mois, l'opération ne sera jamais achevée ! L'unique consolation étant d'avoir préservé son équipage d'une mort certaine. Les marins du Béchar ont eu moins de chance. L'accrochement de l'encre de leur navire aux écorchures de la jetée Khierredine en est-il totalement responsable ? C'est du moins le thèse avancée par la direction de la Compagnie maritime nationale en attendant les conclusions de l'enquête nautique. Halim Bounehas, chargé de la communication, parle d'une brèche dans la coque occasionnée par le fracassement du bateau contre les rochers. C'est ce qui a, semble-t-il, entraîné le naufrage. De son côté, le directeur général évoque le poids du navire qui, selon lui, est en partie responsable de son engloutissement. “Plus le bateau est léger, moins il est résistant”, démontre-t-il. Le Béchar étant en rade, il n'avait pas de cargaison si bien que les vents soufflant à 150 km/h l'ont terrassé. Relatant le contenu des contacts établis pendant toute la journée et une partie de la nuit avec le commandant, M. Oukil dit que ce dernier croyait d'abord pouvoir s'en sortir. Or en début d'après-midi — aux environs de 13 heures —, il doit faire face à un grain subit d'une durée de 45 mn, entraînant des vagues jusqu'à 8 mètres de hauteur. “Il a tenté de manœuvrer en mettant les machines à plein gaz mais ce n'était pas possible. Une partie de l'hélice est sortie de l'eau et le navire a commencé à chavirer”, souligne le premier responsable de la Cnan. La descente aux enfers a duré le temps d'une agonie très lente. Vers 15 h, les fameux remorqueurs du port tentent une première opération de secours. En vain. Peu à peu, les appels du capitaine se transforment en SOS. Que faire ? En dépit de la mise à contribution des garde-côtes et de la Protection civile, deux marins uniquement sont sauvés. L'un d'eux se trouvait dans l'eau, muni d'une torche quand les garde-côtes l'ont repéré vers 20 heures. Le désespoir est à son comble. Ne sachant à quel saint se vouer, le ministère des Transports décide de demander à l'armée de lui prêter main forte. Une aide insuffisante De son côté, le chef de l'état-major s'adresse aux Espagnols en leur demandant de mettre leurs moyens de sauvetage à la disposition du gouvernement algérien. Dimanche, à 3 h, un hélicoptère décolle de l'île de Palma. Ballotté par le vent, l'appareil rejoint les côtes algéroises, une heure et demie plus tard. Il ne sera d'aucune utilité. Il est un peu plus de minuit quand le commandant du Béchar donne ordre à son équipage de quitter le navire et de se jeter à l'eau. C'est l'un de ses adjoints qui lance le dernier appel de détresse via son téléphone portable. Puis plus rien. C'est le silence radio. Au sein de la cellule de crise installée au siège de la capitainerie, on tente néanmoins de ranimer l'espoir. Différents intervenants continuent à s'affairer. Des remorqueurs sont envoyés des ports de Béjaïa, Skikda et Arzew pour renforcer ceux d'Alger. Dimanche dans la matinée, l'armée dépêche un hercule C130 sur les lieux du naufrage. Pendant toute la journée, il survole la zone sinistrée. Mais n'aurait-il pas mieux valu recourir au sauvetage hélitreuillé auparavant, quand le Béchar était encore visible sur la surface de l'eau ? D'aucuns reconnaissent la précarité des moyens de secours. Si le port d'Alger n'est pas assez outillé, la Protection civile a fait montre d'une impuissance patente. Le pire dans tout cela est que le Béchar aurait pu échapper à sa triste fin si le dispositif de prévention avait bien fonctionné. La meilleure manière aurait été de l'éloigner vers la haute mer. C'est en tout cas l'une des règles de la navigation maritime. Le patron de la Cnan l'a confirmé. Mais il ne l'a pas appliqué pour le Béchar. A-t-on négligé la gravité des prévisions de la météo ? Outre le Béchar, sept autres navires amarrés se sont retrouvés en difficulté. Une embarcation turque, le Wanda, a également chaviré. Un de ses marins a trouvé la mort alors que le second capitaine est blessé. De l'aveu de M. Oukil, la catastrophe aurait été plus grande si l'un des bateaux en question était un méthanier. Comme si la perte de vies humaines ne suffisait pas, la baie d'Alger se serait transformée en une vaste mare noire et gluante. S. L.